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Comme chaque fois, c’est à Félicie que je pense. À peine arrivé me voilà reparti. L’autre soir, nous l’avons faite notre virée. L’Olympia, Lipp, et le retour à Saint-Cloud avec un crocheton par les Champs-Élysées, histoire de lui refiler une dernière tournée de lumière à ma vieille. Le cœur n’y était pas. Je pensais à cette mission. Je me disais que, selon toute vraisemblance, elle allait être la dernière.

Aller clamser en Chine, commak, délibérément, contre la volonté même de ses chefs, admettez que c’est un peu insensé sur le pourtour, non ? Faut aimer l’aventure, le risque et Bérurier.

Je cherche à piger ce qui m’a pris dans l’antichambre du Big Boss lorsque j’ai décidé d’accompagner le Gravos au bout de son enfer. Je crois que ce qui m’a provoqué celte décision, c’est d’imaginer le Béru, tout seulâtre, tout paumé sur le gigantesque territoire chinetoque, pareil à Charlot à la fin de ses films quand il s’en va, sur une route vide, de sa démarche de canard. Oui, j’ai réagi à cette image. Je me le suis vu, le Mastar, dans cette immensité redoutable sans andouillettes et sans bistrots, si loin de son univers tiède et paisible…

Un signal lumineux s’allume avec un ronflement d’interphone. Une voix nasillarde lance un truc caverneux. L’officier qui commande l’opération largage me fait signe.

— Il est temps, garçon !

— O.K., dis-je afin de me mettre à l’unisson.

Je secoue le Gravos par l’épaule.

— Hé, bébé rose, j’appelle doucement, c’est ici qu’on prend la correspondance !

Il sursaute, regarde les banquettes, se frotte les carreaux et murmure :

— On est déjà à Chaussée-d’Antin ?

— Yes, mon pote, et pour le Père-Lachaise faut prendre la direction Porte-des-Lotus !

Il renifle la réalité et bâille.

— Mince, fait-il, je rêvais justement que j’allais dîner chez Pinaud.

— Debout ! ordonne le Ricain en se dirigeant vers la lourde de l’appareil.

Béru mate par un hublot. Il n’aperçoit que la nuit immense dans laquelle flottent des nuages éclairés par la lune. Il fait la grimace.

— Va falloir plonger dans cette purée mousseline ? fait-il, très réticent.

— Eh oui ! Gros. Il va falloir.

— Ils pourraient pas nous poser puisque l’endroit où on débarque est un désert.

— Impossible !

— C’est la première fois que je saute en marche d’un avion.

In petto, je souhaite très fort que ça ne soit pas la dernière. La veille, on lui a fait subir une petite séance d’entraînement afin de lui apprendre à se recevoir, mais ça n’a guère été concluant.

— N’oublie pas les conseils du moniteur, Gros, en ce qui concerne la position de descente. Si tu te casses une guitare à l’arrivée, c’est scié.

— Je ferai au mieux, dit-il.

L’officier américain s’assure que les sangles de nos parachutes sont bien bouclées. Puis il fixe la courroie d’ouverture de nos dorsaux au rail scellé au plaftard de l’appareil.

Sa Majesté est un peu pâlichonne, mais fait bonne contenance néanmoins.

Le signal lumineux palpite à nouveau.

— Dans trente secondes ! avertit l’Américain en faisant coulisser la porte. Un grand rectangle de nuit se découpe soudain et l’air se met à miauler sauvagement.

— Tu sautes le premier ! avertis-je.

— Je suis paré, bredouille le courageux.

L’Américain lève un bras. Il a son autre main appuyée sur l’épaule du Gravos.

— Go ! crie-t-il soudain en donnant une impulsion à mon compagnon.

Béru est ce qu’il est : gueulard, renaudeur, picoleur, soudard, et tout. Mais la témérité, c’est son lot. Il n’a pas l’ombre d’une hésitation, il se précipite dans le vide. Ce faisant, il pousse une exclamation terrible, si terrible qu’elle domine le hululement de l’air.

— Merde, y a une corde ! dit-il.

Prompt comme l’éclair, il sort un couteau de sa ceinture et tranche la sangle chargée de l’ouverture de son parachute.

— Il est crazy ! s’exclame l’Américain.

Le Béru, plus bas, semble patauger dans les nuages.

Tout cela se déroule dans un laps de temps extrêmement mince. C’est quasi de l’instantanéisme. Je vois le vide absorber le Gros. Cet idiot n’avait pas vu l’Américain fixer la sangle, il a cru à un accident technique et il l’a tranchée. Il ne lui reste plus que son ventral.

Il l’actionne. Mal sans doute, car à peine déballé de son sac, le parachute se met en torche. Béru est foutu.

L’avion décrit un arc de cercle.

— Débouclez-moi l’attache du dorsal ! dis-je à l’officier.

— Mais, fait-il.

— Vite !

Il obéit. Je me défais du parachute. Il ne me reste plus que mon ventral. Je saisis une cantine de fer pleine de matériel et je saute dans le vide avec ce lest, car il faut que je pèse plus lourd que Sa Pomme pour pouvoir le rejoindre. Heureusement que son parachute en torche freine sensiblement sa chute ! Je marche dans l’air. J’essaie de me rapprocher de la forme blanchâtre qui tombe là-bas, sous moi. Je ne pense plus. Tout s’opère dans une quatrième dimension que le cerveau humain n’est pas apte à discerner.

Je ne suis plus qu’un objectif ! J’oublie la mission, l’endroit où nous sommes, l’avion qui continue de bourdonner là-haut (il bourdonne moins que moi, croyez-le). J’oublie le sol qui monte à ma rencontre. Je me veux projectile. Je suis une masse pesante. Un bloc minéral. Je trouve que ça ne va pas suffisamment vite ! Ça traînaille, ça lambine, ça musarde. Un moment, je crois qu’il me sera impossible, malgré la charge de la cantine, de rattraper Béru avant le sol. Il est beaucoup plus bas que moi. Il chute librement, lourdement, en tournoyant un peu, because son pébroque fermé qui lui compose un long panache blanc. Et puis, non, je gagne de l’espace (j’allais dire du terrain, misère !) sur lui. Un coup de périscope sous moi. Le sol, en bas, plus noir que le ciel. Impossible d’évaluer la distance qui me sépare encore de lui. Allons-nous nous écrabouiller Béru et moi avant même d’avoir commencé notre mission ? Vais-je contacter le territoire chinois avec les dents ?

Je continue de vagabonder dans un élément cotonneux. Ça me file sommeil, parole ! Je suis dans la crème Chantilly. Je vous parie ce que vous savez contre ce que vous n’avez pas, mes choutes, que Béru a repris son somme.

Je le vois à faible distance. Un courant d’air vicelard nous écarte. Je vais arriver à sa hauteur. Je rame farouchement pour regagner l’écart. Me voici à la hauteur de son parachute en vrille. Je tends la main. Malédiction ! Il est trop loin. Deux bons mètres nous séparent. Je passe devant le gros. Je vois à la lumière de la lune son visage gonflé. On dirait un fœtus dans son bocal, Béru. Il a retrouvé sa position de départ. Il est résigné, presque inconscient. À peine sait-il ce qui se prépare. La volupté de la dégringolade annihile ses réactions. Il prend son fade dans cette chute superbe et définitive.

Je gueule. Un cri atroce, terrible. Un cri qui est l’agonie du Gros. Ça y est, je l’ai dépassé, plus lourd que lui j’arriverai le premier sur les pâquerettes si je n’y prends garde. Alors, je lâche la lourde cantoche. Je me sens allégé démesurément j’ai presque la sensation de faire un bond en hauteur. Je prends un gnon terrible sur le cassis. Miracle ! C’est un talon du Gravos. De quoi assommer un attelage de bœufs. Attention de pas te laisser aller dans le sirop, San-A. Vos deux vies se jouent au mètre et à la fraction de seconde. Je lance mes deux bras et je saisis les jambes du Gros. Premier point. Maintenant, le plus duraille reste à faire. Tout en le tenant solidement de ma main droite, je m’écarte de lui, je décris un arc de cercle afin de libérer mon ventral et j’actionne l’ouverture de celui-ci. Maintenant de deux choses l’une : ou il s’ouvre ou il ne s’ouvre pas. S’il ne s’ouvre pas, il va y avoir dégustation de terre jaune dans moins que pas longtemps. Mais s’il s’ouvre de deux choses l’une : ou bien il est capable de nous sustenter tous les deux, ou bien il s’avère insuffisant !