— On longe la chaîne du Tibet, renseigné-je.
— Et on la longe pendant combien de temps ?
— Elle mesure plusieurs centaines de kilomètres.
Ça le fait bondir, Béru. Il se vrille la tempe d’un index qui a l’habitude de désigner les misères de la vie.
— Et après, demande-t-il ?
— On n’est pas du tout certain d’avoir un après.
Il gamberge un moment, le passe-montagne bas sur la vitrine car la nuit est froide comme une dame patronnesse. Puis il renifle puissamment afin d’éviter la formation de stalactites et demande :
— Bon, on est venu ici pour repérer une base ; seulement la Chine, c’est grand à ce que je m’ai laissé dire, non ?
— Environ vingt fois la France, Gros.
Il relève sa visière de laine.
— Et t’as la prétention d’arpenter le patelin jusqu’à ce que tu trouves la base en question ? Compliments !
Je file un coup de patin qui envoie le naze de Sa Majesté dans le pare-brise.
— Dites donc, Illustre Bérurier, fulminé-je, cette prétention, c’est vous qui l’avez émise, ce me semble !
Ça le mortifie, mais mon argument est sans réplique !
— J’étais naze, plaide-t-il.
— Ce qui ne fait qu’aggraver votre cas, mon cher.
— Tu dois bien avoir un plan, soupire le Réprimandé.
— Crois-tu ?
— T’en as toujours un en réserve, mec. J’ai jamais vu un type que les cellules grises fourmillent autant. Et, les tiennes, elles font pas la colle comme le caviar.
— Ne me faites pas la lèche, Bérurier, je vous prie. Ce sont là de basses manœuvres que je réprouve !
— T’as fini de me vouvoyer ! proteste le Piteux. Après cette séance de vol plané j’ai pas envie de te servir de puchinge-balle, tu sais ?
Je lui souris parce que c’est plus fort que moi. Il y a toujours un moment où l’on est obligé de sourire à Béru. On a beau tenter de garder son sérieux, ça part. On pouffe !
— À quoi pensais-tu, Gros, tandis que tu vagabondais dans l’espace ?
— À toi, dit-il gravement. Je t’attendais.
Sidéré, j’essaie de lire son expression sous la visière du passe-montagne. Il galèje ou quoi, le Gros ? Il me file un coup de brosse à reluire ou s’il m’oint la vanité d’huile d’amande douce ? Pourtant non, sa bouille si pénétrable reste calme, grave, sereine.
— Comment ça, tu m’attendais.
— Je me disais que t’allais sûrement tenter quèque chose pour me récupérer, que c’est impossible que j’aille me goinfrer de pissenlits avec toi au-dessus de moi ! J’avais confiance, quoi !
Cher Béru, comme l’existence est réelle pour lui ! Comme elle est solide pour cet homme dépourvu de toute angoisse métaphysique !
— T’as pas répondu à ma question, San-A. Quel est ton plan ?
Je pianote mon volant. L’air est frais. Et le silence entier de la nature éteinte me siffle aux oreilles comme le Mistral dans une coquille de bigorneau.
— Les Services Secrets amerlocks ont la certitude que la base en question se trouve dans le Turkestan oriental.
— C’est loin, ce machin ?
— Nous y sommes, Gros.
Béru file un coup de saveur hautement réprobateur sur le désert de rocaille qui nous entoure.
— Je préfère les Pyrénées-Orientales, soupire-t-il, c’est plus joyce.
Puis, redevenant professionnel :
— Et pourquoi les Ricains supposent-ils ça, gars ?
— La province de Sin-K’iang où nous nous trouvons est un désert quasi absolu, par conséquent elle est propice à toutes les expériences nucléaires et à l’établissement des bases de lancement. De plus, c’est après y avoir pénétré que tous les agents ont disparu.
— Et alors ?
— L’avantage d’un désert, gars, c’est que tout ce qui n’est pas le désert s’y remarque. En admettant que la chance soit avec nous…
Béru acquiesce.
— Si elle y serait pas, fait-il, en ce moment j’aurais la bouille déguisée en bouse de vache !
Nous repartons dans la nuit froide.
Ça ne roule pas vite vu que nous nous déplaçons non pas sur une route ou même une piste, mais dans une immensité caillouteuse. Par instants, malgré la clarté lunaire, je heurte de gros blocs qui meurtrissent durement la calandre de la jeep.
— Tu crois pas qu’on ferait mieux d’attendre le jour ? suggère Sa Majesté. On va finir par démolir la charrette.
J’en conviens. Je stoppe donc et nous nous enveloppons dans deux couvertures fourrées. Le froid est vif, mais ce qui m’incommode le plus c’est ce silence inhumain, sidéral. Un silence qui a la dureté de l’acier. Il est vite interrompu par les ronflements du Gravos. Le sommeil, c’est son arme secrète number one au Béru. Dès qu’il ne fait rien il pionce, alors, fatalement, il recharge la batterie en permanence. Sa dynamo est toujours alimentée et maintient son équilibre psychique.
Malgré tout je finis par m’endormir. Ce valdingue dans les espaces m’a durement meurtri la nervouze. J’en écrase donc, pelotonné sur la banquette avant de la jeep, contre mon tas de couenneries béruréennes. Vous nous imaginez, tous les deux, perdus dans cette immensité, mes loutes ? Ça ne vous fait pas frissonner cette image, hein, dites voir ? Elle vous met pas la larmouille à l’œil ? Imaginez-nous en scope sur écran large. Le désert du Sin-K’iang, blafard sous la lune. Et là-bas, tout là-bas, à peine perceptible à travers les rochers, la pauvre petite jeep du San-A. et de son Enflure, avec eux deux dormant à l’intérieur sous le regard des étoiles. Les choses, voyez-vous, faut toujours les regarder de haut, de loin. Plus on les voit minuscules, plus elles vous touchent. C’est la petitesse qui provoque l’émotion.
Vous chialez un petit coup ? O.K., merci, ça fait plaisir de recueillir des larmes au passage.
Donc nous pionçons de conserve, comme on dit chez Olida, lorsqu’un bruit curieux m’éveille. Chose curieuse, il a réveillé également le Gravos, lequel pourtant dormirait dans un stand de tir. On se regarde en clappant des muqueuses.
— Qu’est-ce que c’est ? grommelle l’infâme.
Je m’apprête à lui répondre évasivement lorsque le bruit se renouvelle, très présent. Un bruit qui vous file du court-jus dans la moelle. C’est un hurlement prolongé, aigu, terrible. Il fait mal partout : aux oreilles, aux nerfs, à la viandasse. Il vous coupe le souffle, vous bloque les éponges, vous recroqueville les radis, vous défrise les poils, vous ride le mamelon et vous déguise coquette en tirette de chasse d’eau.
— Y a un clébard qu’a perdu papa dans le secteur ! murmure le Gros.
Je fronce le nez.
— Tu rigoles, c’est pas un chien qui vient de pousser ces vocalises.
— C’est quoi t’est-ce alors ?
Le même hurlement recommence, mais multiplié par dix. C’est insoutenable dans ce désert.
— Les loups ! je murmure !
— Des loups ! reprend en écho le Mastar, tu débloques…
— Ils radinent du Tibet. Ils nous ont flairés, gars ; m’est avis qu’on ferait bien de les mettre…
— Tu crois qu’ils nous attaqueraient ? doute Béru.
Je secoue les épaules.
— Tu te figures qu’ils arrivent pour nous demander la marque de notre bagnole !
Vite je me dégage de la couvrante. J’ai froid en dedans. Je claque des ratiches comme ce lion qui s’était farci un missionnaire dont la soutane sortait de l’antimite.
— Je les vois ! bredouille l’Hénorme.