Il me désigne sur la droite une quantité de petits points lumineux qui se déplacent. Ce sont les yeux des fauves.
— On a des flingues, je suppose ? halète Sa Majesté.
— Regarde à l’arrière !
Il s’agenouille sur la banquette et se met à farfouiller fiévreusement dans le matériel. Les points lumineux se rapprochent. Les hurlements se précipitent, de plus en plus présents.
— Dégrouille-toi ! l’exhorté-je.
Il fulmine.
— Cause-moi z’en de tes Ricains ! Pas la moindre Thomson, pas même un vieux Lebel ou un Eurêka ! Rien !
— Les armes se trouvaient dans la cantine que j’ai larguée en cours de parachutage, dis-je en embrayant.
Je démarre molo car les roches sont de plus en plus grosses et abondantes dans ce coin. Je me livre à un gymkhana incroyable pour éviter les plus gros parpaings, mais ça tambourine ferme et les cailloux criblent durement la carrosserie de notre véhicule. Sa Majesté, qui est restée agenouillée sur la banquette, m’invite à presser le mouvement.
— Fissa, mec ! Fissa ! V’là les toutous qui déclenchent leur grande offensive de printemps…
Effectivement, depuis que j’ai démarré, la horde s’est décidée à donner l’assaut.
— Ils sont une flopée, annonce le parfait commentateur, au moins une vingtaine, et qui foncent comme des lévriers, ces carnes !
Les hurlements ont fait place à des espèces de glapissements de hyènes. On a raison de dire qu’où il y a de la hyène y’a pas de plaisir[2].
— Manie-toi la rondelle, tonnerre de Brest ! beugle le Mugissant munificent, les bestiaux nous rattrapent !
Il en a de bonnes, Béru.
— Tu te figures qu’on roule sur l’autoroute sud, eh, crème de gland !
Dès que j’accélère et que l’aiguille marque trente à l’heure la jeep paraît se déguiser en charrue, son capot fendant un univers de pierraille.
Sans armes et sans le secours de la vitesse je ne vois guère comment on pourra se tirer de cette impasse. Lorsque les grands méchants loups nous auront rejoints, ils nous mettront en pièces en trois coups de dentier.
— Ils sont maigres comme des lévriers, remarque Béru, tu parles qu’ils doivent avoir la dent creuse qui les taquine. J’ai beau être du genre mahousse, y en n’aura pas pour tout le monde avec l’appétit que je leur devine. Ah ! y z’ont pas besoin de Quintonine, je te le dis… Leurs ratiches brillent comme des diams, c’est féerique !
— Pas le moment de tartiner dans le sublime, Gros, on n’est pas à l’Odéon.
La tranquillité de Sa Majesté, une fois encore ne se dément pas.
— En v’là un qui allonge mieux que les autres ! fait-il, c’est le Jazy du lot ! Il gagne vachement du terrain ! Oh ! cette foulée, Monseigneur ! On lui voit les cerceaux ! T’es certain de ne pas pouvoir ajouter de la gomme ?
— Si j’en remets on risque d’emplâtrer un rocher et que la jeep s’asseye en tailleur !
— Allez coucher ! hurle le Mastar à l’adresse du vilain loup ! À la niche tout de suite ! Bon Dieu qu’il est grand, ceux du Zoo de Vincennes à côté de lui c’est des loulous de pommes et radis !
Béru saisit une pelle de camping et la brandit, prêt à affronter l’assaut du fauve. Effectivement le loup, dans une détente prodigieuse, bondit à l’intérieur de la jeep.
Floc ! d’un coup de pelle, le Gros lui fracasse la tête avant qu’ils aient eu le temps de faire plus ample connaissance.
Je sais pas si vous avez lu Jack London ? Moi si (et je l’ai même plagié quand j’étais môme, tellement je l’admirais). Si vous l’avez bouquiné vous devez savoir que les loups bouffent les cadavres de leurs congénères. Fort de cet enseignement, je crie à mon camarade de balancer la carcasse du loup mort hors de l’auto afin de freiner l’élan de la horde. Il obéit.
— Des clous ! désappointe-t-il, ces carnes préfèrent se cogner du Bérurier sur canapé, tu penses !
Je traite in petto Jack London de peigne-zizi, mais c’est pourtant à lui que je refais appel pour essayer un nouveau remède.
— J’ai aperçu un tuyau de caoutchouc tout à l’heure, dans la guindé, Gros. Plonge-le dans la réserve d’essence et laisse couler à l’extérieur.
— Pourquoi, tu penses qu’il marchent au super ?
— Paraît qu’ils ont peur du feu !
— Vu !
Il s’active vilain cependant que je m’efforce d’accélérer encore. Béru aspire, suffoque, crache, fait des « bouha bouha » caverneux et oriente le jet d’essence brusquement obtenu hors de la jeep.
— Donne-moi une allumette ! demande-t-il.
Tenant mon volant d’une paluche, j’explore ma vague de l’autre. Je déniche une boîte d’alloufs, j’en extrais une, la gratte hâtivement et attends pour la donner à mon ami qu’elle soit bien prise. Béru se penche et jette la petite flamme sur la traînée d’essence qu’il vient de tracer dans la caillasse.
Une gigantesque barrière de feu fulgure soudain dans le désert.
— Dix sur dix ! clame le Triomphant ! Comment que ça leur a coupé la chique !
Il n’a pas le temps d’en dire davantage. Brusquement nous sommes environnés de feu. Une détonation formidable retentit, qui fait faire une embardée à la jeep. Ça me précipite dans mon pare-brise. Béru, quant à lui, est tombé de l’auto, soufflé par la déflagration. Je perds les pédales, le moteur cale ! Je m’aperçois que je suis en flammes comme un baril de gnole dans lequel on vient de jeter un mégot. Mes fringues crament mochement. Je me jette hors de la voiture afin de me rouler sur le sol. J’arrive à éteindre mon sinistre personnel avant que la viande se consume. Pour ne rien vous cacher, mes chéries, je suis plus buclé qu’un goret sur l’étal du charcutier. Du reste, bien qu’étant extrêmement soigné de ma personne, je renifle le cochon brûlé. J’ai eu chaud aux plumes, je n’ai plus de poils, plus de cils, plus de sourcils. Mes pognes sont noirâtres, mes vêtements noircis, déchiquetés me pendent des endosses comme les hardes d’un épouvantail. Je me mets à genoux pour regarder flamber la jeep et son contenu. Ça donne un gigantesque brasier qui dégage une chaleur infernale. C’est beau. On voit brûler les banquettes, se tordre les tôles. Ça crépite. Ça illumine ! La carcasse de jeep est comme illuminée. Elle rougeoie, orangeoie, jaunoie.
Ça fait un bruit de pommes sur le feu et de pluie sur la braise.
— Béru ! appelé-je. Où es-tu ?
— Par ici ! me répond l’organe du pyromane.
Je me relève, tout flageolant. D’un pas titubant je contourne le brasier pour rejoindre Sa Majesté. Il est dans le même état que moi, le Chérubin. Il lui reste un morceau de pantalon pas fréquentable, et un lambeau de chemise par-dessus son merveilleux tricot de corps à grille. Il est noir comme un chaudron et encore plus roussi que moi.
— Tu parles d’un feu d’artifice ! bredouille-t-il en se palpant les cloques, j’ai cru que j’allais éternuer ma cervelle !
Je lui file un regard tellement méprisant qu’il achève de le bucler.
— Le monde est plein de patates, Béru, lui dis-je, mais des manches de ton espèce, je crois pourtant que c’est introuvable !
— J’ai oublié de relever le tuyau en jetant l’allumette, convient l’Effroyable. Je pensais pas que le feu allait remonter dans la nourrice…
On regarde le brasier dont l’intensité diminue progressivement. Il n’y aura rien de récupérable dans ce tas de ferrailles tordues par la chaleur.
— En tout cas, soupire mon Crétin de village, les loups ont mis les adjas, c’est toujours ça !
— Ça n’est pas le feu qui les a effrayés, mais ta bêtise, Gros. Ils ont dû se dire qu’une truffe pareille pouvait pas être comestible.