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HENRI TROYAT

de l’Académie française

TANT QUE LA TERRE DURERA

Tome I

FRANCE LOISIRS

123, boulevard de Grenelle, Paris

Tant que la terre durera,

les semailles et les moissons

le froid et le chaud,

l’été et l’hiver,

le jour et la nuit

ne cesseront point de s’entresuivre.

À mon père et à ma mère

PREMIERE PARTIE

1888

CHAPITRE PREMIER

Le cheval s’arrêta au sommet d’un tertre pelé. Michel Danoff leva la main en visière à ses yeux. Les rayons du soleil écorchaient violemment son visage. Devant lui, à perte de vue, s’étalait un pays d’herbe haute, où le vent animait de brusques remous de métal. Des coquelicots incandescents et des marguerites géantes flottaient à la surface ondulée de la plaine. Au loin, une écharpe de vapeur signalait seule les rives de l’Ouroup. Dans cette brume vibrante, dans ce frissonnement de limaille verte, un troupeau de chevaux sauvages grouillait sur place et se boursouflait, gris et brun, vivant et lustré, comme une île aux formes mouvantes. Des cavaliers tcherkess assaillaient le haras. Michel les connaissait tous. Il appela :

— Artem ! Eh ! Artem !

L’air libre dilatait ses poumons. Son cœur battait, hors de lui, dans l’espace. Il rendit la main, se porta doucement en avant de la selle à double pommeau de cuir et poussa son cheval au petit galop. Chaque jour, Michel Danoff s’échappait ainsi de la maison familiale pour visiter le domaine de ses parents. Les gardiens tcherkess aimaient ce gamin de douze ans, aigu, noiraud et fier, qui était leur maître et les traitait en élève patient.

— Artem !

Le troupeau était proche déjà. Il y avait là cinq centaines de bêtes circassiennes, petites, sèches et bien membrées, la plupart d’un roux soyeux de limace, d’autres noires, ou bai foncé, ou bai fauve. Effrontées, nerveuses, elles s’emballaient sans raison, jouaient de la crinière, se cabraient, piaffaient, ivres de vent et de fourrage, et leurs sabots sonnaient clair sur le sol.

Un cavalier se détacha du groupe des gardiens et s’avança au trot vers le nouveau venu. C’était Artem, l’intendant de la propriété, un Circassien de quarante ans, au cou lourd, à la forte face hâlée. Ses lèvres étaient rasées de près. Il avait un nez gris et poreux comme un tubercule. Le chapeau d’astrakan tiré sur l’oreille, le corps sanglé dans sa tunique noire. La poitrine barrée d’un régime de douilles, il s’élevait et s’abaissait en souplesse au-dessus de la selle. Michel admirait que cet homme massif parût impondérable au dos de la monture.

— Avez-vous capturé la jument noire ? demanda-t-il.

— On t’attendait, dit Artem.

— Vous l’attraperez aujourd’hui ?

— Pourquoi pas ?

— Et Tchass essaiera de la seller ?

— Oui.

— Et je pourrai la monter ce soir-même ?

— Non.

— Pourquoi ?

Artem se mit à rire doucement, les yeux plissés, la bouche fendue sur une dentition jaune et serrée :

— Ah ! Quel gamin ! Monte donc ton cheval de poupée, et laisse les vrais chevaux aux vrais hommes.

— Tu crois que la jument me désarçonnerait ?

— Allah ! Allah ! Que dirait ton père si tu te fracassais l’épaule ?

— Il dirait qu’un vrai Tcherkess doit savoir tout supporter sans se plaindre…

— Peut-être… Mais, le soir même, il me convoquerait dans son bureau, et alors…

— Et alors ?

— Et alors… ce serait à moi de tout supporter sans me plaindre… Tiens, la voilà ta jument noire !… Regarde comme elle est belle !

Une jument noire, au poitrail saillant, à la tête fine, s’était échappée du troupeau et courait à foulées rondes vers la rivière.

— Prends-la, Tchass ! glapit Artem.

Et Tchass, un solide gardien aux épaules de pierre, à la taille glissante de danseuse, se dressa sur ses étriers, enfonça son bonnet d’astrakan sur son crâne et détacha le lasso pendu à l’arçon de sa selle.

— Elle est à moi ! cria-t-il.

Son cheval hennit, allongea l’encolure et partit au galop à travers l’herbe sifflante. Tchass laissait traîner son lasso sur le sol pour bien le détordre. Puis il le ramena et l’assura en boucles dans sa main droite. La jument, prise en chasse, détalait, la crinière défaite, le dos flexible. Soudain, elle crocheta vers la gauche. Et Tchass la suivit, sans perdre un pouce de terrain. Michel regardait ce jeune homme aérien, sublime, les manches pleines de vent, la bouche ouverte, le corps soudé à sa monture active. Il semblait un dieu forcené et gracile, le génie même de l’espace et de la liberté. Les deux bêtes passèrent en trombe, bombardant le gamin de mottes de glaise et de cris. Peu à peu, le cheval de Tchass acceptait l’allure de la jument et s’hypnotisait dans le rythme particulier de sa course.

Tchass lâcha les rênes, saisit le bout de son lasso dans la main gauche et les nœuds concentriques dans la main droite. Ainsi, il tenait son lasso ramassé à hauteur de la hanche. Tout à coup, il éleva légèrement son bras, balança la boucle. La corde se déroula, s’étira, intelligente, vivante, et s’abattit en cercle sur le garrot de la jument. La bête, freinée en plein effort, se cabra. Puis elle pivota, battit l’air de ses jambes peureuses, retomba sur ses pieds et continua de courir follement. D’un geste rapide, Tchass avait glissé le filin entre sa cuisse et le panneau de la selle, et, maintenant, il attirait sa prise. La jument, étranglée, s’arrêta enfin.

— Bravo, Tchass ! cria Michel.

Tchass tourna vers lui son visage doré, dur, ruisselant, et il reniflait en secouant la tête :

— Elle est belle, n’est-ce pas ?

— Tu vas la monter ?

— Ça, c’est une autre affaire ! Je la connais, la malicieuse ! Sitôt qu’on la sangle, elle se jette sur le dos ! Un seul moyen…

— Quel moyen ?

— Eh, tu vas voir.

Il siffla, et trois jeunes Tcherkess accoururent pour lui prêter main-forte. Tchass demeurait en selle, immobile, rigide. La jument sauvage et le cavalier semblaient s’étudier, se comprendre en silence. Unis par la ligne oblique et tendue du lasso, ils mesuraient leurs forces respectives. Par moments, la bête capturée imprimait des secousses brusques au filin. Les Tcherkess se rapprochaient d’elle. Tout à coup, l’un d’eux lui serra le nez dans un tord-naseaux, un autre lui passa la queue entre les jambes, le troisième la saisit aux oreilles. La jument hennissait, râlait de colère et de douleur. Tandis qu’on passait le bridon sur la tête de l’animal, Tchass cria :

— Menez-la à la rivière, moi, je me déshabille.

Les trois jeunes gens entrèrent pieds nus dans le courant glacé et la bête les suivit, l’encolure étirée, les membres tremblants. Ses veines saillaient sous sa robe lisse. Ses muscles frémissaient brièvement. Ses naseaux étaient rouges. Elle tourna la tête, et ses prunelles effarées roulèrent dans l’orbite jusqu’à montrer le blanc de ses yeux.

— Ho ! Ho ! hurlaient les garçons qu’elle éclaboussait en piaffant dans l’eau froide.

Artem joignit les mains avec extase :

— Une beauté ! Quelle femme tiendrait devant une bête pareille !

— À nous deux ! dit une voix claire.

Et Tchass apparut au revers de la berge. Il était entièrement nu. Son corps mince, à la poitrine évasée, aux hanches maigres, se découpait sèchement sur le fond ébloui du ciel. Il dévala la pente en quelques bonds amortis et pénétra dans l’eau. De la main gauche, il caressait le garrot de la jument. De la main droite, il pesait sur sa croupe. D’un saut, il l’enfourcha.

— Lâchez-la !

Les jeunes gens s’écartèrent. Et Michel écarquilla les yeux, avec un sentiment de joie.

Dans une apothéose de gifles pures, d’éclaboussures radieuses, le cheval se débattait, noir, diabolique, dément. Et ce cavalier nu le maintenait entre ses genoux, le frappait de sa main légère, riait, trempé de sueur et d’eau froide, et on voyait les muscles de ses cuisses contractés à se rompre, et les muscles de son ventre arqués en lyre solide, et les muscles de son cou tendus comme des cordes. Le soleil enflammait son profil brutal. D’un seul élan, la jument se cabra et s’effondra sur le dos. Le cavalier et sa monture plongèrent dans le courant jusqu’à mi-corps. Tchass se releva le premier. Un toupet de cheveux noirs lui pendait sur le front. La jument se dressa sur ses jambes de devant, puis sur ses jambes de derrière et poussa un hennissement plaintif. Mais à peine était-elle debout que Tchass bondissait sur son dos avec un hurlement guerrier. De nouveau, la jument se mit à tourner, à encenser de la tête, à crever la vague d’un sabot furieux. Pour la seconde fois, elle disparut dans l’eau avec son cavalier. Puis, elle émergea, ruisselante. Mais Tchass était déjà sur elle et la commandait du geste et de la voix.

À présent, la jument ne bougeait plus. Plantée sur ses jambes raides, elle ronflait, elle haletait sourdement.

— Elle a de l’eau dans les oreilles, dit Tchass. On peut la mener sur terre ferme. Je parie qu’elle garde un trop mauvais souvenir de son bain pour se rouler encore sur le dos.

Et il la frappa de ses talons nus. La bête partit en flèche, gravit le talus et fila droit devant elle, dans la plaine.

— Laissons-les, dit Artem. Ce n’est plus intéressant. Il va la fatiguer. Et, quand elle sera rendue, il en fera ce qu’il voudra. Le vent passe et l’herbe se couche. Dans quinze jours, tu pourras la monter toi-même.

Michel, émerveillé, demeurait au bord de l’Ouroup, les bras libres, la tête vide. Il ne pouvait oublier cet homme nu et cette jument noire, luttant corps à corps dans les gerbes ensoleillées de l’eau. Que n’avait-il quelques années de plus pour rivaliser d’adresse avec Tchass et ses compagnons !

Une fraîcheur amère venait de l’eau. Sur la rive opposée, la plaine continuait, jaune et verte, pour se fondre au bord du ciel dans une vapeur absinthe. Artem avait allumé sa pipe et l’odeur âcre du tabac se mêla au parfum de l’herbe.

— Apprends-moi à lancer le lasso, Artem, dit Michel.

— Je t’ai déjà montré.

— Montre encore.

Artem ramassa négligemment le lasso de Tchass – une longue corde de crins tressés, terminée par un coulant en bois de bouleau – le roula en spires concentriques et l’affermit dans la main de Michel.

— Tiens-le bien. À l’étranger, il paraît qu’ils le font tourner au-dessus de leur tête. Chez nous, c’est à hauteur de hanche qu’on le prépare. Balance doucement… Vise… Vise la branche de cet arbrisseau… Mieux que ça… Réfléchis… Vise… Réfléchis…

Les gros doigts d’Artem serraient les doigts de Michel, guidaient légèrement son geste, et l’enfant sentait derrière son épaule ce corps robuste, cette odeur de pipe, ce souffle.

— Prépare-toi… Attention… Hop… À merveille !

La boucle s’était accrochée à la souche. Michel tira sur le nœud coulant et, bien qu’il fût à pied, passa prestement la corde sous sa cuisse, comme il l’avait vu faire à Tchass.

Artem riait à pleine gorge, les mains au ventre, son grand nez pointé vers le ciel :

— Un vrai Tcherkess !

Michel se redressa avec orgueil. Aucun compliment n’aurait pu le toucher davantage. Un vrai Tcherkess. Voilà ce qu’il voulait être. Il lui était indifférent que les Comptoirs Danoff fussent les plus réputés d’Armavir. Malgré les montagnes de drap et de roubles d’or, il serait un Tcherkess. Il vivrait dans une hutte de terre glaise, se nourrirait de chachlik, de lait caillé, de gruau, boirait de l’hydromel et monterait des chevaux sauvages à longueur de journée. L’espace d’un éclair, il s’imagina, nu, sur une pouliche d’ébène, la giflant à pleines mains, lui broyant les côtes, et l’eau lui sautait au visage et dans les yeux pour le punir de son audace.

Un meuglement prolongé secoua la plaine. Les vaches descendaient à l’abreuvoir. L’horizon se voilait de lumière jaune. On eût dit qu’une poussière de cuivre, impalpable, brouillait la vue. Venait-elle du ciel ? Venait-elle de l’herbe ? Le monde entier trembla derrière cette nuée fine. Un coup de vent creusa la steppe. Le soir tombait. Michel se sentait très seul et très grand, tout à coup. Un chien aboyait au loin.

— Viens boire une tasse de lait, dit Artem. Puis tu retourneras chez toi. Le soleil va se coucher. Il ne faut pas que ton père s’inquiète.

Un vaste foyer de pierre occupait le centre de la masure. Le tuyau de tôle montait en cône jusqu’au plafond. Les murs, en terre glaise, étaient décorés de poignards d’argent, de sabres damasquinés et de peaux de bêtes. Et, sur le sol, traînaient des coussins de cuir et des bourkas en feutre pelé. Artem et Michel s’assirent en tailleur devant une table basse. Tout en buvant son lait, l’enfant écoutait les bruits crépusculaires de l’aoul(1), la rentrée des chevaux, les rires des femmes, l’appel des hommes essoufflés et joyeux. Un musicien invisible jouait sur la flûte de roseau. Quelqu’un l’accompagnait en claquant deux pièces de bois l’une contre l’autre, au rythme de la mélodie. Une voix grêle chanta :