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À sept heures du soir, comme les enfants jouaient aux charades costumées, dans le salon, Tania fit une apparition tragique, l’œil bandé, la démarche aveugle et un sourire douloureux aux lèvres. On l’entoura :

— Tu as mal ?

Michel s’était avancé vers elle, penaud et taciturne.

— Tania, je suis malheureux de ce que j’ai fait, dit-il.

Elle mit beaucoup de noblesse dans le regard de son œil valide et répondit :

— Je ne vous en veux pas, Michel. On risque toujours quand on fait le cheval.

— Tu ne sais pas faire le cheval. Si tu le savais, ça ne serait pas arrivé. Et c’est tout, dit Lioubov. Moi, ça ne m’est jamais arrivé.

— Lioubov, je te défends d’embêter Tania, dit Volodia en levant la main.

Michel lança un regard de haine à la fillette et grogna :

— À toi aussi, je peux taper sur l’œil, si je veux !

— Sauvage ! cria Lioubov. Je le répéterai à maman ! Maman ! Maman ! Il a dit…

Mais, à ce moment, la porte d’entrée claqua vigoureusement, et les dames qui étaient assises dans le salon tournèrent la tête :

— Constantin Kirillovitch !

— Eh oui ! c’est moi, mes amis, c’est moi ! dit Arapoff en entrant dans la pièce.

Il se tenait droit comme un officier et souriait gaiement dans sa barbe blonde :

— Alors ? Vous avez bien papoté ? Vous avez dit du mal de vos amies et de vos maris, et du bien de vos enfants et de vous-mêmes ?

— Les hommes se figurent toujours qu’on parle d’eux en leur absence, soupira une petite rouquine au nez impertinent et à la poitrine renflée comme un flanc de théière.

Arapoff effleura des lèvres le front de sa femme et baisa successivement la main de toutes les invitées.

— N’est-ce pas qu’il est beau, papa ? murmura Tania.

— Oui, dit Michel.

— Il plaît beaucoup aux dames. Il est médecin.

— Et les enfants ? demanda Arapoff. Tiens, ma petite Tania s’est offert un pansement sur l’œil pour son anniversaire ?

Michel sentit son cœur se décrocher dans sa poitrine.

— Ce n’est rien, dit Tania. Un accident au cirque. Demain, il n’y paraîtra plus.

— Pas besoin du docteur ?

— Non, papa.

— Alors, c’est parfait ! Quelle journée ! Je suis fatigué et bête. Venez m’embrasser, les mioches.

À ces mots, les enfants se précipitèrent sur Constantin Kirillovitch avec des piaillements d’allégresse. Tania s’accrocha au cou de son père. Nina et Lioubov se pendirent à ses bras. Akim empoigna sa jambe droite, comme une colonne.

— Prisonnier ! Prisonnier ! criaient-ils.

— Que faut-il faire pour que vous me relâchiez ? disait Arapoff, riant et se débattant avec douceur.

— Des caramels ! Des caramels !

— C’est une condition terrible… Je ne sais si je dois… Enfin… Allez les chercher dans l’entrée… Un paquet bleu…

Les enfants l’abandonnèrent et s’élancèrent vers la porte en hurlant.

Arapoff se tourna vers les dames :

— Je reviens du jardin. Les roses sont admirables, veloutées, charnues, souriantes…

— On croirait que vous parlez d’une femme, Constantin Kirillovitch, dit la petite dame rousse.

— C’est vrai, le langage est le même, dit Arapoff.

Zénaïde Vassilievna regardait son mari avec une expression d’adoration inquiète. Elle savait qu’il la trompait, mais n’osait pas exiger une fidélité absolue d’un homme aussi charmant, sociable et cultivé.

— Zina ! dit Arapoff en lui tapotant la joue comme à une fillette. Je vais m’occuper de la cuisine. Quand je n’y mets pas le nez, le chef néglige son travail. D’ailleurs, il ne sait pas orner un plat. Et ses marinades sont ratées. Ah ! la table, les roses, les femmes !

— Vous êtes un bon vivant, dit une vieille dame sévère à lorgnon.

— Je suis vivant, voilà tout. Je cueille tous les plaisirs de l’existence avec une égale gratitude.

— Il y a des limites, s’exclama une grosse femme quelque peu moustachue, mère de huit enfants.

— Papa, demanda Tania en sortant son bonbon de la bouche pour en admirer la couleur mordorée, est-ce qu’on ne pourrait pas rester à souper avec les grandes personnes ? C’est mon anniversaire.

— Tu n’y songes pas, dit Zénaïde Vassilievna. Les enfants doivent être couchés à neuf heures.

Tania avança une lippe désenchantée :

— Pour une fois !

— Mais oui, reste donc, reste, dit Constantin Kirillovitch avec rondeur. Et j’invite tous tes petits amis à te tenir compagnie.

— Voilà comme il est ! soupira Zénaïde Vassilievna en joignant les mains d’un air amoureux et triste. Je t’assure, Constantin…

Elle ne put achever. La porte s’ouvrit et Philippe Savitch Bourine, maigre, sec, en redingote olive, apparut sur le seuil. Un instant, il se tint immobile et considéra l’assemblée avec colère. Il était de mauvaise humeur. Ce matin même, il avait eu avec sa femme une scène pénible, vulgaire. Elle lui reprochait ses dépenses excessives et le soupçonnait d’entretenir une maîtresse. C’était vrai qu’il entretenait une maîtresse et qu’elle lui coûtait cher. Mais il n’était pas le seul mari infidèle d’Ekaterinodar. Arapoff, par exemple, était encore plus coupable que lui. Cependant, jamais Zénaïde Vassilievna n’aurait osé adresser à son époux la moindre réprimande. Il avait de la chance, Arapoff. Un bon mariage. Une maison confortable. Des enfants sains et joyeux. D’un coup d’œil rapide, Philippe Savitch isola son fils dans le groupe des petits invités. Chaque fois qu’il voyait Volodia, il éprouvait un sentiment d’irritation et de gêne. C’était plus fort que lui. Ce gamin l’agaçait. Sa femme l’agaçait aussi d’ailleurs. Tout le monde l’agaçait. Il était fatigué de vivre.

— Tu en fais une tête ! dit Arapoff en lui tendant la main.

— Des ennuis.

— Dans tes affaires ?

— Oh ! mes affaires, dit Bourine avec mépris.

Il était architecte, mais la fortune de sa femme lui permettait de refuser la plupart des commandes.

— Ta femme ? demanda Arapoff à voix basse.

Bourine inclina la tête :

— Elle ne veut pas comprendre.

— Quoi ?

— Que j’en ai assez.

— D’elle ?

— D’elle, de l’autre, de moi…

— Que de cachotteries ! dit Zénaïde Vassilievna en s’avançant vers Philippe Savitch. Je croyais que vous nous amèneriez Olga Lvovna.

— Elle s’excuse. Elle est malade.

Des pas retentirent dans l’antichambre. Arapoff se porta au-devant des nouveaux arrivants. Les maris de ces dames revenaient du Cercle. Il y eut des exclamations, des embrassades. Un maréchal de la noblesse, pansu et fessu, s’écriait en appliquant de grandes tapes sur le dos d’Arapoff :

— Alors, mon bon. On ne te voit plus. J’avais besoin de te parler. Je suis allé jusqu’à ton jardin, tu n’y étais pas.