— Il paraît que le banquier grec a fait une fortune. Tout le monde avait parié sur notre maître. Et c’est un gamin, le fils de Mourad, qui a gagné. Toute la nuit, ils ont fait la fête, dans la maison de Mourad…
— Que dit-on des deux hommes qui ont assailli Michel Alexandrovitch ?
La vieille se troubla. Visiblement, elle avait reçu des instructions de Marie Ossipovna ou d’Alexandre Lvovitch. Elle remuait ses lèvres flasques sans émettre le moindre son. Puis, elle se moucha bruyamment :
— Alors ? dit Tania. Tu te tais ? Tu ne sais rien ? Je te croyais toujours bien renseignée.
— Je le suis, barinia, soupira l’autre. Mais que dire ? On se promène. On cherche. Les gens croient que ce sont des acheteurs qu’on aurait mal reçus au magasin. L’année dernière, un homme a failli tuer des employés de chez nous, parce qu’ils n’avaient pas voulu consentir de rabais. Voilà toute l’histoire !
Tania hocha la tête. Peut-être la vieille avait-elle raison ? Elle le souhaitait de tout cœur, pour Michel, pour Volodia, pour elle-même.
Elle était déjà couchée, lorsque Michel entra dans sa chambre. Il sifflotait avec affectation. Il dit :
— Tu ne dors pas encore ?
— Je t’attendais.
— Moi, je suis éreinté. Cette promenade m’a fait le plus grand bien. Rien de tel qu’une longue course à cheval pour oublier les petits tracas quotidiens.
— Tu as oublié tes petits tracas ?
— Mais oui !
— Même ceux d’hier ?
— Pour l’amour du ciel, Tania, ne fais pas cette grimace ! dit Michel en riant.
Et il passa dans le cabinet de toilette pour se dévêtir. Longtemps, Tania l’entendit chanter une complainte circassienne. Il chantait faux, mais avec entrain. Tania était heureuse. Elle s’endormit avec le son de cette voix amicale dans les oreilles.
Il faisait à peine jour lorsqu’elle se réveilla. D’une main engourdie, elle voulut toucher l’épaule de Michel. Mais ses doigts palpèrent en vain les draps vides, la couverture froide. Elle se dressa sur son séant. Michel, debout au milieu de la pièce, vérifiait son revolver. Il avait revêtu son uniforme tcherkess. Un poignard d’argent ornait sa ceinture. Retenant son souffle, Tania se recoucha sur les oreillers. Michel regardait toujours le revolver. Puis il sourit. Tania eut peur de ce sourire tranquille. Le visage de Michel lui parut soudain étranger. Elle pensa crier. Mais aucun son ne sortit de sa gorge. Quelqu’un frappait à la porte. Michel glissa le revolver dans sa poche.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en collant sa figure contre le battant.
— C’est moi, dit la voix d’Alexandre Lvovitch. Tu es prêt ?
— J’arrive.
Et, avant que Tania eût tenté le moindre mouvement, il avait quitté la pièce. Tania consulta sa montre de chevet : il était cinq heures du matin. Elle se leva, courut à la fenêtre. Les croisées de sa chambre donnaient sur la cour. Dans la brume du petit jour, elle vit le palefrenier qui sortait un cheval de l’écurie. Le cocher astiquait les portières de la calèche. Des poules se promenaient en se dandinant sur les gros pavés. Saisie d’une brusque inspiration, Tania enfila un peignoir et se rendit dans le salon de l’aïeule. Comme à l’accoutumée, les meubles dormaient sous leurs housses grises. Les papiers-journaux, étalés sur le sol, guidèrent Tania jusqu’à l’embrasure de la fenêtre. Elle tourna l’espagnolette. Une bouffée d’air frais toucha son visage. La rue, en contrebas, était déserte. On entendait sonner, très loin, le cor du berger communal. Un meuglement prolongé lui répondit. Les troupeaux sortaient des étables. Tania frissonna et regretta son lit. Au bout d’un moment, la calèche des Danoff vint se ranger contre le trottoir. Alexandre Lvovitch prit place dans la voiture, et le cocher lui recouvrit les jambes avec un plaid à carreaux. Puis le palefrenier amena un cheval sellé. Michel le suivait, tête basse. Il tenait une cravache à la main, dont il fouettait ses bottes en marchant. Tout à coup, il leva le front et Tania eut l’impression que leurs regards se croisaient. Michel hésita un moment et enfourcha sa monture qui dansait d’impatience. La calèche et le cavalier s’ébranlèrent, côte à côte. Tania les vit disparaître au tournant de la rue. L’idée que Michel était parti en compagnie de son père lui semblait rassurante. Quelle que fût la raison de ce voyage matinal, Alexandre Lvovitch surveillerait son fils et l’empêcherait de commettre une folie. Mais que ces gens étaient donc mystérieux et compliqués ! Elle s’épuisait à les aimer et à les comprendre ! Une contraction nerveuse lui serra les tempes. Elle se sentit malheureuse. Volodia. Michel. Suzanne. Trop de visages s’accumulaient dans son esprit et sollicitaient sa pensée. Le plus sage était de dormir. Comme elle allait se retirer, elle remarqua qu’une lumière brûlait derrière les vitres de Suzanne. Tania attendit quelque temps dans l’espoir que Suzanne viendrait à la croisée. Puis une lassitude morbide s’appesantit sur elle. Elle referma la fenêtre, descendit dans sa chambre et se recoucha frileusement dans le lit trop vaste.
Ce fut Oulîta qui la réveilla, aux environs de onze heures. Sans ouvrir les yeux, Tania lui demanda :
— Il fait beau ?
— Oui, barinia.
— Les messieurs sont rentrés ?
— Oh ! non. Ils ont dit qu’ils partaient pour toute la journée, déclara la vieille avec fierté.
Puis elle s’approcha de Tania et chuchota d’une voix gourmande :
— Il y a du nouveau, en face.
— Quoi ?
— La petite dame est malade. Le docteur est venu hier. On a mis une garde à son chevet.
Tania se dressa sur ses coudes :
— Tu es sûre ?
— Sûre ! Elle perd du sang. Il paraît que ce n’est pas grave. Mais le portier m’a dit qu’on avait aussitôt télégraphié à Ekaterinodar, pour rappeler le mari.
Tania écoutait ces paroles avec stupéfaction. Une boule de feu se formait dans son ventre. Tout à coup, elle s’entendit crier :
— Oh ! vous m’embêtez tous ! Volodia qui est parti ! Michel qui veut se venger ! Suzanne qui est malade ! Mais qu’est-ce qu’ils ont contre moi ?
Des sanglots lui gonflaient la bouche. Elle hurla encore :
— Va-t’en ! Va-t’en ! Sorcière !
Et elle tira les couvertures sur sa tête, pour que la servante ne la vît pas pleurer.
— On les a rattrapés sur la route, avant Koubanskaïa, dit Tchass. Ils n’ont presque pas résisté. D’ailleurs, ils étaient trop fatigués, et leurs chevaux ne valaient rien. Tout de suite, j’ai envoyé Hadji pour vous prévenir.
— Je te remercie, dit Alexandre Lvovitch avec un sourire. Je sais qu’on pourrait te charger de retrouver une aiguille dans une botte de foin.
— Où sont-ils ? demanda Michel.
Tchass désigna de la main une hutte, à la lisière de l’aoul :
— Chez moi. Ils vous attendent.
Michel et Alexandre Lvovitch emboîtèrent le pas au Tcherkess. Avant d’arriver à la maison, Tchass se retourna et dit :
— Ils ont si peur ! C’est à peine s’ils ont mangé !