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Ils durent se baisser pour pénétrer dans la cabane. Les murs de terre glaise, passés à la chaux, dégageaient une fraîcheur agréable. Deux hommes gisaient sur le sol, côte à côte, les poings dans le dos. Ligotés des épaules aux chevilles, ils haussaient douloureusement vers les visiteurs leurs têtes furieuses et souillées de poussière. Alexandre Lvovitch demanda d’une voix calme :

— Ils sont désarmés ?

— Oui, dit Tchass.

— Détache-les.

Tchass se pencha vers les prisonniers et se mit en devoir de les déficeler. Tandis qu’il travaillait, Alexandre Lvovitch demanda encore :

— Comment vous appelle-t-on ?

L’un des hommes ouvrit la bouche et découvrit un tronçon de langue, rose et bourgeonnante.

— Il est muet, dit Tchass. Il se nomme Aï.

— Et l’autre ?

— L’autre, c’est Adzoug, de l’aoul de Goulkevitchi.

Adzoug se dressa le premier et frotta des deux mains ses cuisses meurtries par les cordes. Il était très grand, large d’épaules, avec une taille épaisse et des jambes torses. Sa bouche était déformée par une cicatrice. Il louchait. Aï, le muet, petit et trapu, se leva à son tour et cracha par terre. Tchass posa tranquillement la main sur son poignard.

— Tu les reconnais ? demanda Alexandre Lvovitch en se tournant vers Michel.

— Oui, dit Michel.

Et il fit un pas vers les prisonniers.

— Je pourrais vous abattre comme des chiens galeux, dit-il.

— Tu le peux, dit Adzoug avec sérénité.

— Mais je vous offre une chance.

— Garde-la pour toi.

Aï se mit à rire, avec un affreux gargouillis d’arrière-gorge. Tchass serra la main sur le manche de son poignard :

— Je vais faire chercher les anciens de l’aoul, poursuivit Michel. Devant eux, vous avouerez votre crime. J’ai besoin de leur témoignage.

— Je n’ai rien à dire, grommela Adzoug en se dandinant d’une jambe sur l’autre.

— C’est ce que nous verrons, dit Michel.

Tchass sortit pour appeler les anciens. Au bout d’un assez long temps, il ramena trois vieillards, qui se rangèrent aux côtés d’Alexandre Lvovitch.

— Je vous demande, dit Michel, en se tournant vers eux, d’être les témoins des aveux que je vais recevoir.

— Je ne ferai pas d’aveux, dit Adzoug.

— Reconnais-tu au moins m’avoir attaqué pendant la course d’Armavir ?

— Oui.

— Tu agissais sur les ordres de Bourine ?

Adzoug rejeta la tête et dit :

— Non.

Alexandre Lvovitch toucha le bras de son fils.

— Laisse-le, dit-il. Il est plus misérable encore que je ne l’imaginais. Il s’est vendu à son maître. J’ai honte pour lui à la pensée qu’il porte l’uniforme tcherkess.

Tout à coup, les yeux du prisonnier étincelèrent :

— Je suis un Tcherkess.

— Ah ! oui ? dit Alexandre Lvovitch. Tu me permettras d’en douter. Un vrai Tcherkess n’aurait pas consenti à servir un homme tel que Bourine. Un vrai Tcherkess aurait craché à la figure de Bourine, si Bourine lui avait proposé la besogne que tu as accepté de faire. Comment, voilà un pleutre qui n’ose pas tuer son adversaire, mais qui supplie deux Tcherkess de préparer l’attentat, et qui se réfugie lui-même à Ekaterinodar pendant que les autres risquent leur tête ? Et, non contents d’obéir à ce pleutre, vous prétendez encore lui demeurer fidèles ? Excusez-moi, je ne vous comprends pas.

Les Tcherkess baissaient le front.

— De mon temps, dit Alexandre Lvovitch, quand un homme avait à se venger de quelqu’un, il ne payait pas des gardes du corps pour exécuter son dessein. Il travaillait lui-même. Les jours ont changé. Les hommes aussi. Je le regrette.

Adzoug paraissait soucieux.

— Qu’en disent les anciens ? demanda Alexandre Lvovitch.

L’un des vieillards s’inclina et posa une main sur sa poitrine :

— Tu parles comme le Coran. Je resterais des heures à t’entendre.

— Ces deux hommes, dit un autre, ne méritent pas des paroles, mais d’être noyés avec une pierre au cou.

— Je veux oublier leur nom et le nom de leur père, dit le troisième.

Aï ne riait plus, mais mâchait sa moustache rare. Des gouttes de sueur glissaient sur le front d’Adzoug. Visiblement, il soutenait un combat intérieur violent.

Enfin, il s’écria :

— Bourine n’a rien ordonné. Nous avons agi sans qu’on nous commande.

— Par haine contre moi ? demanda Michel vivement.

— Bourine disait souvent, reprit Adzoug, qu’il te détestait, qu’il paierait cher pour être débarrassé de toi. Puis, il est parti… Il nous avait promis de nous prendre à son service, quand il s’installerait à Ekaterinodar… On a attendu… On ne savait pas… Pour le décider, pour lui montrer qu’on n’était pas des ingrats, on a eu l’idée de te régler ton compte…

Il se gratta le crâne et ajouta d’une voix bourrue :

— On regrette. On croyait bien faire. On s’est trompé. Ça arrive.

Michel réprima un sourire :

— Il n’en reste pas moins que Bourine désirait ma mort, dit-il.

— Il ne parlait pas de toi avec amitié, dit Adzoug.

— S’il ne vous a pas ordonné de me tuer, il vous a laissé entendre qu’une telle issue lui serait agréable.

Aï secouait sa petite tête rusée en signe de négation.

— Non, dit Adzoug. Pas tout à fait.

— Mais presque.

— Oui, presque, dit Adzoug.

Un cheval hennit. Des chiens aboyèrent au loin. Michel jeta un coup d’œil à son père pour demander conseil. Tchass serrait toujours le manche d’argent de son poignard. Alexandre Lvovitch leva la main et dit :

— Voici ma sentence. Je vous offre la liberté. Mais à une condition. Vous vous obligez sur l’honneur à partir immédiatement pour Ekaterinodar. Là, vous verrez Bourine et vous lui direz que, s’il lui arrive de se présenter à mes yeux ou aux yeux de mon fils, nous l’abattrons sans pitié. Qu’il ne s’avise donc plus de remettre les pieds à Armavir.

— Il doit revenir pour chercher sa femme, dit Adzoug.

— À ses risques et périls. Il est prévenu.

Adzoug réfléchit en plissant le front avec effort. Enfin, il murmura :

— C’est juste. Je lui dirai.

— Tu le jures ? demanda Michel.

— Sur le Coran.

Michel tira quelques billets de sa poche et les tendit au Tcherkess :

— Voici pour vos frais de voyage. Vous prendrez le train ce soir même.

— Allah te bénisse, dit Adzoug en empochant l’argent. Sommes-nous libres ?

— Vous l’êtes, dit Michel.

Puis, s’adressant à Tchass :

— Laisse-les sortir, dit-il. Et fais préparer leurs chevaux.

Tchass lâcha son poignard et inclina le buste :

— Ta justice est notre justice.

Les deux prisonniers quittèrent la hutte, suivis de Tchass. Les vieillards leur emboîtèrent le pas, en silence.

— Je te remercie, dit Michel en serrant la main de son père. Si tu n’avais pas été là, j’aurais sûrement commis une sottise.

— Et j’aurais commis la même sottise, si toi tu n’avais pas été là, dit Alexandre Lvovitch en souriant. Nous sommes quittes.

CHAPITRE XI

Un gardien de la propriété avertit Marie Ossipovna que son mari et son fils avaient résolu de passer à l’aoul toute la journée suivante, et qu’ils ne rentreraient que le lendemain. Tania se souciait peu de dîner en compagnie de sa belle-mère et prétexta une migraine pour exiger qu’on lui servît son repas dans sa chambre. Ayant mangé, elle se rendit dans le salon de l’aïeule. Les fenêtres de Suzanne étaient éclairées. Mais, comme elle le prévoyait d’ailleurs, aucune silhouette ne vint animer les carreaux. Selon Oulîta, les nouvelles de la malade étaient rassurantes. On attendait l’arrivée de Volodia.