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Comme Tania s’apprêtait à quitter son poste d’observation, un petit homme en redingote et en chapeau haut de forme sortit de l’hôtel et monta dans une voiture découverte. Il tenait une valise à la main. C’était le docteur. Tania retourna dans sa chambre.

Jusqu’à une heure avancée de la nuit, elle tricota une brassière pour l’enfant de Suzanne. Elle pensait à Volodia qui, sans doute, avait déjà reçu le télégramme alarmant du docteur. Était-il impatient de retrouver Suzanne ? Avait-il été prévenu de l’attentat contre Michel ? Craignait-il une vengeance ? Il n’y aurait pas de vengeance. Mais une réconciliation générale. Aujourd’hui, Tania en était sûre. Lorsque Oulîta vint pour la déshabiller, elle l’accueillit en riant.

— Tu vois, dit-elle. Mon mari n’est pas là, et je suis heureuse.

— Oui, oui, dit Oulîta, il faut se dépêcher de rire. Après, il y aura bien assez de raisons pour pleurer.

— Quelles raisons ?

— Eh ! sait-on jamais !

— Tu as appris quelque chose ?

Oulîta se moucha bruyamment et détourna la tête.

— Quoi ? Qu’y a-t-il encore ? s’écria Tania.

La vieille hésita une seconde, puis murmura très vite :

— Il vaut mieux que tu saches. Le gardien qui est venu de la propriété nous a tout raconté. Tchass a retrouvé les bandits sur la route. Et nos deux messieurs ont décidé de tuer Bourine s’il remettait les pieds à Armavir.

Tania eut l’impression que la chambre devenait obscure. Les battements de son cœur se répercutaient à travers tout son corps. Elle en éprouvait le choc jusque dans ses oreilles. Elle dit enfin :

— Mais… voyons… ce n’est pas possible… Suzanne est malade… Le docteur a télégraphié à Volodia de rentrer d’urgence…

— C’est une misère, dit Oulîta.

— Il est peut-être temps encore de le prévenir… Qu’il attende un peu… Suzanne comprendra… Oh ! mon Dieu… Vite, vite, cours à la poste… Je vais te donner le texte d’un message…

— Volodia Bourine est arrivé par le train de ce soir, dit Oulîta, il est auprès de sa femme…

Et, comme Tania reculait, blême, décoiffée, les yeux lourds de larmes, la servante ajouta avec une brusquerie sévère :

— On verra… Ce sera peut-être mieux ainsi… Ce sera plus propre…

Tania ne put dormir de la nuit. Il lui semblait qu’elle s’était engagée dans un labyrinthe. Malgré tous ses efforts, elle revenait à la même place, et les mêmes paroles heurtaient son tympan « Michel va tuer Volodia. » Alors, elle se levait, allumait toutes les lampes et s’observait dans la glace, comme si la contemplation de son propre visage dût lui procurer un peu de répit. Mais son visage lui faisait peur. Elle ne le reconnaissait pas. Elle apercevait devant elle une femme traquée, au regard implorant : l’image même du scandale qui se préparait. Puis, elle ouvrit violemment la fenêtre pour respirer l’air de la nuit. La cour intérieure était déserte sous le clair de lune. Aucun son ne montait de la ville assoupie. Une tristesse laide pesait sur Armavir. Tania se mit à haïr ces maisons, ces pierres, ces hommes et ces femmes qui entretenaient son tourment. Elle avait envie de crier, de mordre. Et, en même temps, une lassitude abominable la détournait du moindre effort. Plus tard elle se laissa glisser sur une chaise et demeura immobile. Une sueur froide perlait à la racine de ses cheveux. Dans sa tête sonore et creuse, défilaient des figures terribles. Elle assistait à la querelle de Michel et de Volodia. Elle entendait le coup de feu. Elle voyait Volodia chanceler et fléchir comme un pantin fauché. Des bulles de sang crevaient entre ses dents. Il marmonnait des choses tendres et affreuses. Il mourait. Arrivée à ce point de ses réflexions, Tania eut un soubresaut. Une douleur vraiment physique lui trouait le ventre. Dans son affolement, elle psalmodiait :

— Volodia ! Volodia !

Au bout d’un moment, il lui parut que cet appel monotone endormait son chagrin. Elle devenait plus raisonnable. Ses idées s’ordonnaient selon une logique bienfaisante. Elle se dit, tout à coup, que rien n’était encore perdu. Il suffisait qu’elle courût avertir Volodia du danger qui le menaçait. Et il quitterait la ville avant le retour de Michel. Cependant, la pensée d’avoir à se présenter, en pleine nuit, dans la chambre de Volodia et de Suzanne lui était pénible. À plusieurs reprises, elle résolut de se coiffer, de s’habiller, de sortir. Mais, chaque fois, une espèce de honte écœurante la retenait. Pour excuser sa lâcheté, elle se répétait que Michel n’arriverait pas avant midi et qu’elle aurait le temps de prévenir Volodia dans la matinée. Elle finit par se recoucher en attendant le jour.

À l’aube, elle se réveilla en sursaut et sonna sa femme de chambre. Puisqu’il lui était désagréable de se rendre elle-même chez Volodia, elle enverrait Oulîta à sa place. Comment n’avait-elle pas songé plus tôt à cette solution facile ? Sans attendre l’arrivée de la servante, elle griffonna un billet pour expliquer la décision de Michel et supplier Volodia de partir. Elle cachetait l’enveloppe, lorsque Oulîta pénétra dans la pièce, l’œil endormi, la savate traînante.

— C’est bon, dit la vieille. J’irai. Il faut éviter le pire. Mais, si je me fais jeter à la porte par notre maître, ce sera ta faute…

— Ne parle pas tant et va te préparer, dit Tania.

— Faut que je me lave, que je m’habille… et que je t’habille aussi…

— Je m’habillerai moi-même.

À sept heures du matin, Tania était prête et, ne sachant que faire, descendit à la salle à manger. Marie Ossipovna buvait son thé kalmouk, seule, au bout de la grande table déserte.

— Tu es bien matinale, dit-elle en voyant Tania.

— Je ne pouvais plus dormir.

— Oui. Tes yeux sont rouges. Tu n’es pas jolie. Et tu as mis la robe que je n’aime pas. Blanche Béjine, la femme du notaire, a une robe dans ce genre. Affreuse !

Pour détourner la conversation, Tania demanda :

— Blanche Béjine est bien la nièce de Véra Karlovna, n’est-ce pas ?

Marie Ossipovna la foudroya d’un regard de vieux corbeau royal :

— Sottise ! Véra Karlovna n’est même pas d’ici. C’est une femme d’Odessa. Une femme de rien du tout.

À ce moment, la porte s’entrebâilla, Oulîta parut sur le seuil et fit signe à Tania de la rejoindre. Marie Ossipovna, qui n’avait rien remarqué, continuait de mastiquer sa tartine.

— Vous m’excusez, dit Tania.

Et, d’un pas vif, elle sortit de la pièce. Oulîta l’attendait dans le couloir. Elle avait une attitude humble et reniflait bruyamment.

— Alors ? demanda Tania. Parle. Pourquoi restes-tu devant moi comme une souche ? As-tu remis la lettre ?

Oulîta porta un mouchoir devant son nez, lança un coup d’œil épouvanté à sa maîtresse et dit d’une voix basse :

— Elle est morte.

— Quoi ? murmura Tania.

— Oui, dans… dans la nuit… une hémo… hémorragie plus forte…

Tania avait saisi la vieille par le bras et la secouait de toutes ses forces, en répétant :

— Tu mens !… Tu mens !…