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— Je te le jure… sur la tête de mes parents, barinia… Maintenant, on l’a déjà arrangée sur son lit… Le prêtre est venu… Je croyais que tu l’avais vue passer… Je l’ai regardée… si… si petite… Hô, hô !…

Tania lui lâcha le bras et s’adossa au mur en grommelant :

— Va-t’en… Laisse-moi seule…

Tout son être tremblait si fort qu’elle se crut sur le point de défaillir. Au bout du couloir, les marches de l’escalier se pliaient et se dépliaient comme les soufflets d’un accordéon. Morte ! Suzanne était morte ! La frêle et pâle petite Suzanne, qui souffrait avec tant de docilité, qui tricotait si gentiment à la fenêtre ! Non, ce n’était pas possible ! Il fallait aller là-bas, vite, vite ! Sûrement on pouvait la sauver encore !

Des larmes jaillirent de ses yeux. Elle se précipita nu-tête hors de la maison. Comme une folle, elle traversa la rue, pénétra dans l’hôtel, bouscula le portier qui lui barrait la route, et gravit l’escalier en courant. Arrivée au premier étage, elle s’aperçut qu’elle ignorait le numéro de la chambre, et redescendit quelques marches. Elle cria :

— Le numéro ?

— Quel numéro ? demanda le portier.

— Celui des Bourine.

— Chambres 37, 39 et 41, dit l’homme en soulevant sa casquette.

Et il ajouta :

— Le corps est dans la chambre 37.

Tania reprit son ascension en grognant des paroles incohérentes. Des inconnus, graves et noirs, étaient assemblés sur le palier du troisième étage. Ils discutaient entre eux :

— L’hémorragie devenait de plus en plus violente… Une insertion anormale du placenta… On aurait pu… Mais d’autre part, mon cher confrère…

La porte n° 37 était entrebâillée. Tania poussa le battant d’une main ferme et s’arrêta, stupide, sur le seuil. Les rideaux étaient tirés. La pièce, impersonnelle et laide, avec ses meubles de bois marron, son lit de fer, son armoire ventrue, baignait dans une lueur vague de crépuscule. Des cierges allumés encadraient la couche funèbre. Leurs flammes se couchaient au gré des courants d’air, et des ombres ovales dansaient sur les murs nus. Une odeur d’éther, de cire brûlée et d’encens emplissait la chambre. Sur le lit, une personne était étendue de tout son long, raide et menue comme une poupée. Sa robe était de voile blanc. Ses mains de porcelaine tenaient une icône brune et dorée. Tania ne reconnut pas Suzanne. Elle fit un pas et, tout à coup, elle aperçut la figure dans le creux des coussins. Une toute petite figure, sereine et douce, au nez retroussé. Les bandeaux lustrés serraient les tempes. Les paupières basses épousaient exactement la forme de l’œil. Tania se pencha un peu, attirée, fascinée par ce masque de pâleur fine. Alors, elle vit que la bouche close souriait un peu. Ce sourire conférait à tout le visage une expression grave et mûre. Suzanne, qui n’était qu’une enfant, était devenue soudain quelqu’un de très âgé, de très averti, de très fort. Les rôles étaient renversés. Elle dominait à présent de son grand mystère ceux-là mêmes qui l’avaient négligée et n’avaient pas craint de lui faire du mal. Elle savait tout, et eux, les vivants, les méchants, les nerveux, s’agitaient comme des marionnettes autour de son sommeil.

Tania avait honte de son corsage corail, de sa jupe havane, devant ce cadavre innocent. Elle avait envie de demander pardon à Suzanne de sa coquetterie et de sa chance.

— Ce n’est pas juste ! Ce n’est pas vrai !

Ses jambes tremblaient. D’un doigt léger, elle toucha la joue de la morte, et le contact de cette peau glacée et souple lui souleva le cœur. Suzanne était ailleurs. Elle n’avait laissé à sa place que cet objet de chair froide modelé à son image. Elle n’avait légué aux hommes que ce qu’ils étaient capables de comprendre, d’aimer et de pleurer un peu.

Comme Tania détournait la tête, elle vit, sur le coin d’une petite table, une brassière inachevée, avec les aiguilles plantées dans l’ouvrage. Plus que l’aspect de la morte, ce travail abandonné, cette épave d’une existence finie, étaient pitoyables. Hébétée, Tania s’écarta du lit.

Alors, seulement, elle aperçut un corps effondré, tassé dans le fauteuil, près de la fenêtre : Volodia. Elle n’avait pas songé à lui, en pénétrant dans la chambre. Et lui, abîmé dans son désespoir, n’avait même pas remarqué qu’il n’était plus seul. Aux pieds de Volodia, traînait une enveloppe déchirée ; un peu plus loin, sur le parquet, la lettre que Tania lui avait écrite. Il était donc au courant des résolutions de Michel. Et, cependant, il ne pouvait s’arracher au spectacle de sa femme morte. Cette pensée traversa Tania comme un trait de feu. « Il l’aime… Il la pleure… Et moi je suis là… inutile… Si je lui dis de partir, il ne m’écoutera pas… Pourtant, il faut lui dire… »

Le silence écrasait Tania comme un drap mouillé. L’odeur de la cire et de l’éther lui serrait les tempes. La flamme des cierges s’inclina soudain. Une ombre folle bondit au plafond. Tania saisie d’effroi, se tordit les mains et gémit :

— Suzanne !

Cet appel la réveilla de sa propre torpeur. Épouvantée, elle vit la forme sombre, enfoncée dans le fauteuil, qui se dépliait d’une secousse. Deux mains s’écartaient, retombaient. Un visage d’homme apparaissait et se tendait vers elle : le visage de Volodia. Ses joues livides étaient envahies de barbe. Ses lèvres pâles tremblaient. Il y avait dans ses yeux une expression de douleur et d’étonnement indicibles.

Tania, immobile et glacée, le regarda s’avancer vers elle d’un pas pesant. Il avait les épaules basses. Son faux col était froissé. Il s’arrêta devant la jeune femme, la considéra bien en face d’un air égaré. Puis, il dit très calmement :

— Voilà, elle est morte. Ils l’ont tuée. Nous l’avons tous tuée.

Et, tout à coup, comme un homme ivre, il s’écroula aux pieds de Tania et baisa le bas de sa jupe.

— Morte, morte, c’est fini, râlait-il.

Tania le releva doucement.

— Oui… oui… Merci… Excusez-moi, balbutiait Volodia en se redressant. Comment était-ce déjà ? « Mon pauvre ami », a dit le docteur… Il m’a dit « Mon pauvre ami », et il m’a serré la main…

Tania sentait, tout proche de son corps, ce grand corps lourd que les hoquets ébranlaient, tels des coups de cognée. Volodia pleurait comme un enfant, avec des reprises gémissantes et des reniflements. Il n’était plus l’orgueilleux, l’irresponsable et charmant Volodia des beaux jours, mais un pauvre bonhomme assommé de chagrin. Il bredouillait sur un ton de litanie plaintive :

— Hier soir encore, elle me parlait… Et maintenant, je suis seul… Pourquoi est-elle morte ?… Peut-être parce que je ne l’aimais pas assez ?… Ou parce que c’était mieux ainsi ?… Hein ! Hein ! dites-moi ?… Mais qu’a-t-elle eu de la vie ?… La chambre d’hôtel et la grossesse… Et voilà tout… Alors, où est la justice ?… Moi, je suis une brute et j’existe… Et elle… elle !… Oh ! Personne ne l’a connue !… Moi-même, je ne la connaissais pas… je ne l’appréciais pas… je m’ennuyais avec elle… je disais « Suzanne, fais ceci… Suzanne, je te quitte pour quinze jours… Suzanne !… »

Il s’arrêta pour souffler et murmura de nouveau :

— Suzanne… Suzanne… un petit nom… C’est tout ce qu’il me reste… Elle était si douce… elle a tant souffert… Oh ! ç’a été atroce !… Ce médecin… Ce sang… J’ai tout vu, vous savez ?… tu sais ?… Non, je ne veux pas m’en souvenir… Ma petite fille, pardonne-moi, pardonne-nous !...