— Elle vous a déjà pardonné, dit Tania d’une voix faible.
Volodia releva la tête. Ses cheveux blonds lui pendaient sur les oreilles. De sa bouche ouverte s’échappait une haleine de fièvre. Il fonça les sourcils, comme s’il eût essayé de comprendre quelque chose de très difficile. Il dit :
— Oui… Oui… Elle m’a pardonné, et elle est morte… Elle est morte de m’avoir pardonné… Elle n’avait pas le droit de me pardonner… Personne n’a le droit de me pardonner…
Instinctivement, Tania lui posa la main sur le front. Il sourit et proféra dans un soupir :
— Tu ne me repousses pas ?… Tu as pitié de moi ?… Cette nuit, j’ai aidé à coiffer ses cheveux…
Tania baissa les paupières. Les larmes coulaient de ses yeux, abondantes et calmes. L’espace d’un instant, il lui sembla même qu’elle était heureuse. Pourtant, elle n’avait pas le droit d’être heureuse. Et il n’y avait pas de raison qu’elle le fût. Volontairement, elle tournait le dos à la morte. Elle regardait Volodia.
— Calmez-vous, dit-elle. Il faut vous ressaisir…
— Oui, dit-il, c’est nécessaire… Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs… Ah ! oui… J’ai eu votre lettre… Merci…
— Vous allez partir ?
Il hocha la tête :
— À quoi bon ?… Si vous saviez… Hier soir, on lui a servi du bouillon dans une tasse… Et avec ça… oui… une biscotte… Elle a juste mangé un petit bout… Pour me faire plaisir… Elle voulait encore me faire plaisir, tu comprends ?…
Il allongea le bras et désigna une tasse sur la table :
— La tasse est encore là.
Le grincement de la porte le fit sursauter. Il se retourna, et ses prunelles devinrent hagardes. Ses mains remontèrent nerveusement jusqu’à sa bouche.
— Toi ? dit-il enfin.
Michel était sur le seuil de la chambre. Il se tenait très droit. Son visage était sec. Ses yeux brillaient d’une lueur fixe. Tania voulut s’élancer à sa rencontre, mais ses genoux fléchirent et elle dut s’appuyer au mur. Elle cria dans un souffle :
— Michel ! Il ne faut pas ! Tu n’as pas le droit !…
Mais Michel ne répondit rien. Son regard glissait de Volodia à Tania et de Tania à la morte. On entendait sa respiration régulière. Il fit un pas. Le plancher craqua sous son talon. Puis il leva la main droite et se signa lentement.
— Elle est morte à trois heures du matin, dit Volodia d’une voix enrouée.
— Je sais, dit Michel.
Et, comme Volodia chancelait sur ses jambes, il s’approcha de lui et le serra maladroitement dans ses bras.
CHAPITRE XII
Suzanne fut enterrée dans le cimetière d’Armavir. Ses parents, prévenus trop tard, ne purent assister aux funérailles. La mère de Volodia refusa de se déranger. Il n’y eut pour accompagner le convoi que quelques serviteurs de l’hôtel et quelques commerçants. Mais Michel et Tania furent aux côtés de Volodia pendant la cérémonie. Le lendemain, Alexandre Lvovitch, sur la demande de son fils, invitait Volodia pour un dîner de réconciliation.
Pendant le repas, il fut décidé que Volodia s’installerait chez les Danoff et aiderait Michel dans son travail aux Comptoirs. Volodia, bouleversé de gratitude, les yeux noyés de larmes, la bouche molle, se leva pour dire qu’il ne méritait pas une semblable mansuétude.
— Après ce que j’ai pensé de vous, balbutiait-il, vous auriez dû me maudire. Mais vous m’avez pardonné. À cause de mon chagrin. À cause du passé. Maintenant, je n’ai plus d’autre famille que la vôtre. Je ne veux plus exister que pour aider votre bonheur et m’acquitter envers vous de la dette de reconnaissance que j’ai contractée.
— Ne parle pas de reconnaissance, dit Michel. Occupe-toi seulement de vivre et d’oublier.
— Oublier Suzanne ?
— Non, ta haine contre moi, dit Michel.
Volodia s’approcha de son ami et l’embrassa violemment sur les deux joues :
— Oh ! ça va mieux, soupira-t-il. Tu ne peux pas savoir combien j’ai souffert de te détester.
À dater de ce jour, l’existence de Volodia s’organisa d’une façon saine et monotone. Ayant refusé de retourner à Ekaterinodar, il s’intéressa aux affaires de Michel et s’appliqua vaillamment à aimer le travail de bureau. Par une sorte de convention tacite, les jeunes gens évitaient toute conversation relative à leur ancienne querelle. Ils essayaient de guérir leurs blessures par le silence. Tania elle-même obéissait à cette consigne, bien que sa curiosité ne fût pas en repos. Souvent, lorsqu’elle se trouvait seule avec Volodia, elle était tentée de l’interroger sur ses pensées et ses gestes d’autrefois. Mais, à la dernière minute, la peur de compromettre une paix si chèrement acquise l’empêchait de poser les questions qui lui montaient aux lèvres. Un soir, pourtant, elle osa lui parler. Michel ayant été retenu au bureau, Volodia était rentré seul et n’avait pas tardé à rejoindre Tania dans son boudoir.
Une pluie forte battait les vitres et ruisselait dans les gouttières à gros bouillons. Le samovar fumait sur une table ronde, servie de pain bis, de confitures et de salaisons légères. Un feu de bûches craquait dans la cheminée. Tania s’était allongée sur une méridienne, à boiseries taillées en col de cygne. En face d’elle, Volodia, installé dans un fauteuil, avait croisé haut les jambes, et fumait, les yeux mi-clos, à petites bouffées égales. Tania le regardait avec sympathie. Il avait un peu engraissé. Ses gestes étaient moins nerveux. Visiblement, il reprenait goût à la vie.
— Je vous trouve bonne mine, dit-elle. Et j’en suis heureuse.
Volodia écrasa sa cigarette à demi consumée dans une soucoupe et frotta du bout des doigts ses paupières faibles.
— Oui, ça va mieux, dit-il. Grâce à vous, grâce à Michel.
Tania regretta qu’il n’eût pas dit « Grâce à vous seule. » Et, subitement, elle demanda :
— Vous désiriez vraiment le tuer ?
Les paroles avaient jailli de ses lèvres à son insu. Elle n’avait pas voulu s’exprimer de la sorte. Une autre s’était servie de sa voix. Maintenant, elle attendait avec terreur les réactions que provoquerait cette phrase imbécile. Volodia avait relevé la tête et considérait la jeune femme avec étonnement.
— Tuer qui ? dit-il enfin.
Tania murmura timidement :
— Michel.
Le visage de Volodia eut une contraction et il tenta de sourire.
— Pourquoi me demandez-vous cela ? Nous nous étions juré de ne plus évoquer cette affaire.
— Excusez-moi, chuchota Tania. Je ne sais pas quel démon m’a poussée. Ne me répondez pas. Cela vaut mieux.
Volodia réfléchit un long moment. Puis, il dit d’un ton calme :
— Je préfère vous répondre. Après, vous raconterez tout à Michel, qui, lui aussi, sans doute, brûle d’être renseigné et n’ose pas m’interroger encore.
— Michel ne m’a rien demandé…
— Je le sais, dit Volodia. Mais il souffre de mon silence. Ce n’est pas juste.
Il se leva et fit quelques pas dans la pièce. Tania le suivait du regard, avec tendresse, avec pitié. Tout à coup, il pivota sur ses talons et dit :
— Oui, j’ai désiré sa mort, lorsqu’il vous a épousée. J’aurais été heureux qu’il disparût de ma vie, de votre vie. J’ai répété autour de moi que je le haïssais. Mais je n’ai pas ordonné à ces deux hommes de l’attaquer et de l’abattre en mon absence. Non ! Non !
— Je vous crois, Volodia, dit Tania sans le quitter des yeux.