— Sans doute, reprit Volodia, ont-ils mal interprété mes paroles. Ils ont obéi à une intention vague, et non à un ordre formel. Ils ont pris l’absurde souhait d’un rêveur pour l’expression d’une volonté catégorique. Ils ont cru me rendre service. Mais je suis innocent, je vous le jure.
Tania hocha la tête avec mélancolie.
— Tout de même, vous avez espéré sa mort.
— N’a-t-il pas espéré la mienne ? s’écria Volodia. Ah ! ne parlons plus de cela. J’ai tellement changé depuis ce deuil que je ne sais plus comment justifier mon propre passé. Nous sommes le 17 octobre. Il y a quatre mois aujourd’hui qu’elle a disparu.
— L’avez-vous tant aimée ?
Volodia se rassit et prit son front dans ses mains :
— Non, je ne l’aimais pas. Elle ne m’était pas destinée. Mon mariage a été un mariage de dépit. C’est comme si j’avais triché avec le destin. On m’avait distribué un certain nombre de cartes, avec lesquelles je devais jouer contre mes adversaires. Et moi, j’ai tiré une carte fausse de ma manche, et je l’ai glissée parmi les atouts. Et, aussitôt, tout le jeu s’en est trouvé brouillé, décalé, compromis… Moi-même, je ne me retrouvais plus dans mes comptes. J’accumulais erreur sur erreur, malice sur malice. Cette idée saugrenue de vous narguer en réinstallant à Armavir… Cet argent que j’ai versé au Grand Bazar du Caucase… Cette claustration de Suzanne… Cette grossesse… Cet attentat contre Michel… Cette mort… Autant de chutes pitoyables, après un mauvais départ… Et la petite carte fausse, la petite Suzanne, était cause de tout cela…
Il avait une face figée de somnambule. Son regard errait au-delà des murs, comme s’il eût suivi la démarche d’un promeneur invisible. Une bûche s’écroula dans l’âtre, et des étincelles crépitèrent faiblement. Un bruit de dispute monta dans la rue et se calma. Tania ramena un châle sur ses épaules.
— Oui, dit-elle, tout avait l’air factice, mal équilibré et bête, depuis notre double mariage. Et nous en souffrions tous, sans savoir comment nous évader de cet enchantement.
— Nous n’aurions pas pu nous en évader sans l’intervention de Dieu, dit Volodia. Il a fallu que Dieu retire du jeu la petite carte fausse, qu’il reprenne Suzanne, et la tempête s’est apaisée. Tout est rentré dans l’ordre. Oui, c’est affreux, tout est rentré dans l’ordre parce que Suzanne a cessé de vivre. Elle a payé pour nous. Elle a racheté nos fautes…
Tania prit les mains de Volodia dans les siennes et dit :
— Volodia, mon ami, vous cherchez à vous faire mal.
— Non… Non… Laissez-moi parler, dit-il avec une exaltation croissante. Je n’avais pas compris que les personnages qui m’entouraient n’étaient pas des marionnettes soumises à ma fantaisie, mais des êtres de chair, de sang. Oh ! le choc avec la réalité, le choc avec la vie, qu’il est donc terrible et décevant, Tania ! Comment pouvez-vous m’avoir pardonné toutes ces vilenies ?
— Mais vous-même, dit-elle, ne m’avez-vous pas pardonné mon mariage ?
Il battit des paupières et rougit d’un coup, comme les très jeunes gens. Un tic léger bridait sa lèvre.
— Je vous aimais profondément, Tania, balbutia-t-il. Je vous ai aimée, tout en vous détestant. Je n’étais venu à Armavir que pour ne pas disparaître de votre vie. Je ne pouvais pas accepter l’idée de notre séparation… J’étais… oui… j’étais fou de vous !…
— Et maintenant ?
Il eut une moue mélancolique.
— Maintenant, je ne vous aime plus, dit-il. C’est fini. Suzanne ne comptait pas de son vivant. À présent, il n’y a plus qu’elle au monde.
Ils se turent. La pluie s’était arrêtée. Une buée opaque voilait les vitres.
Tania s’étonnait de l’allégresse qui était en elle. Volodia lui avouait qu’il ne l’aimait plus. Et, cependant, elle était heureuse. On eût dit que cette révélation la soulageait d’un grand poids.
— Nous étions si naïfs ! dit encore Volodia.
Des larmes brillaient au bord de ses paupières. Il les essuya du poing, durement, toussota, avala le fond de sa tasse :
— Quelle heure est-il ?
— Six heures, dit Tania.
Une porte claqua au rez-de-chaussée. Un pas alerte gravit l’escalier. Michel pénétra en coup de vent dans le boudoir.
— Mes amis, dit-il, la pluie a cessé. J’ai fait atteler la calèche. Que pensez-vous d’une promenade aux environs, pour nous ouvrir l’appétit ?
Un quart d’heure après, installés dans la calèche, les jambes enroulées dans un couvre-pieds, les trois jeunes gens traversaient la ville et s’élançaient dans la steppe. Tania était assise entre Volodia et Michel. Il lui semblait qu’elle avait trouvé sa place véritable entre ces deux hommes, dont l’un était son ami et dont l’autre l’avait choisie pour femme. L’air vif sentait la terre mouillée, la vapeur d’eau. La plaine coulait jusqu’à l’horizon, d’un seul flux égal et triste. L’herbe était rare, fanée. Parfois, un coup de vent ouvrait de longs sillages dans cette immensité où pourrissaient les dernières fleurs de l’automne. Dans le ciel, bas et gris, de gros caillots de nuages se bousculaient, s’accolaient avec force. En renversant la tête, on ne voyait que cette mer de nuées, pleine d’éboulements silencieux et de lourdes rencontres. Des corbeaux noirs, aux ailes spasmodiques, se hissaient en quelques battements jusqu’à la limite du regard, poussaient un cri rauque et redescendaient, foudroyés d’extase, comme des pierres. Les grelots des chevaux tintaient gaiement. Le cocher fredonnait une chanson de route.
— On a l’impression qu’on pourrait rouler des jours et des jours, sans rien rencontrer d’autre que cette herbe et que ces nuages, dit Volodia.
— Plus vite, cria Michel, en se penchant vers le dos du cocher.
Le cocher cingla ses bêtes. La calèche bondit, fendit l’herbe sifflante. Des crachats de boue sautaient au visage des voyageurs. L’air grondait à leurs oreilles comme la corde d’une contrebasse.
— Plus vite encore, hurla Michel.
Le cocher haussa les épaules :
— Je fais ce que je peux.
— Alors, tu vas me céder ta place.
— Ne m’offensez pas, barine.
Le cocher passa les guides dans une main, se signa et lança un ululement féroce :
— You-ou…
Fouettées, les bêtes partirent au galop.
— Vous n’avez pas peur ? demanda Volodia en serrant la main de Tania sous les couvertures.
— Non, dit-elle, puisque je suis entre vous deux.
Elle ouvrit la bouche pour avaler une lampée d’air humide. Le vent lui coupait la figure. Ses paupières rapprochées étaient brûlantes.
Le ciel. La plaine. Le ciel. La plaine. Tiens, un étang bordé de roseaux roussis ! Un tertre. Des milans tournoient autour d’un carré d’herbe piétinée. Quelques chardons arrachés palpitent dans l’ouragan. Plus vite, plus vite encore. Les chevaux volent. Des mottes de glaise bombardent la voiture. Les essieux craquent à se briser. Michel tourne vers Tania un drôle de visage aux yeux puérils et au nez rouge. Il crie quelque chose. Tania ne comprend pas ses paroles et lui tire la langue pour le narguer. Volodia retient son chapeau de fourrure qui risque de s’envoler. Dieu ! qu’il est amusant, avec son air effaré et grave ! Elle le pousse du coude :
— C’est agréable, hein ?
Et il hurle :
— On va se casser le cou !
Ce sillon noir, là-bas, c’est la route. Un chariot passe, tiré par des bœufs invisibles. On n’aperçoit que sa charge bâchée qui glisse sur la pointe des herbes, comme à la surface de l’eau.