— Fouette tes chevaux, endormi ! glapit Michel.
— Oui, fouette tes chevaux, répète Tania.
— Vous êtes des sauvages, dit Volodia. Nous allons verser. J’en suis sûr !
Il se met à rire. Tania ne l’a jamais vu rire, depuis la mort de Suzanne. Et, maintenant, il rit. Comme elle est heureuse de le savoir heureux ! Il est vraiment son ami, son frère ! Michel a remarqué le rire de Volodia. Il crie :
— Hourra ! en levant les deux bras au ciel.
— Hourra ! reprend Volodia.
— Hourra ! piaille Tania.
— You ! Droujok ! beugle le cocher.
Plus vite. Plus vite. Le passé est loin. La ville est loin. Et le ciel se rapproche.
Un éclair brille, comme une flambée de soufre. Une vapeur d’argent tombe d’un nuage noir. Il pleut, du côté du fleuve.
Le tonnerre gronde, coléreux et bref. Le cocher retient ses bêtes et se signe rapidement.
— On rentre, barine ?
— Pas encore ! Pas encore ! supplie Tania.
— Moi, j’aime la pluie sur le visage, dit Volodia.
Cette phrase, Tania l’a déjà entendue, il y a très longtemps, dans la bouche même de Volodia. Mais quand ? N’était-ce pas sur le perron, à Ekaterinodar ? Michel tenait la main d’une petite fille peureuse. Et il pleuvait, il pleuvait… On dirait que cela se passait dans une autre vie ! Pourquoi donc a-t-elle envie de pleurer ? Elle n’a pas le droit de pleurer. Elle dit :
— Nous avons bien le temps de rentrer, n’est-ce pas ?
Le cocher bougonne, et campe sur sa tête son petit chapeau orné de plumes de paon. Les bêtes renâclent et halètent. Michel remonte la capote de la voiture. Une odeur de cuir mouillé se mêle au parfum de l’herbe et de la terre.
— En route.
De nouveau, les grelots sonnent. Il fait sombre. Le ciel se gonfle, se tord, crache un feu livide. Le vent dérape sur la plaine ébouriffée. Et, tout à coup, un grésillement pressé attaque la capote. Il pleut. Les chevaux hennissent, effrayés, et accélèrent leur allure. Toute la steppe est rayée d’argent fin et mouvant. Les herbes s’affaissent. Les oiseaux se cachent. Tania sort sa main de la voiture et la rentre toute trempée. Elle lèche l’eau de pluie sur sa paume.
— Ça sent le ciel, dit-elle joyeusement.
Michel lui sourit. Volodia lui sourit. Elle voudrait les embrasser tous les deux. Elle cherche leurs mains sous la couverture, les unit et pose sa propre main mouillée en travers de leurs doigts.
— Nous trois, nous trois, répète-t-elle.
— Aïe ! Aïe ! Aïe ! gémit le cocher. Quel orage ! Sainte mère de Dieu ! Protège nos humbles carcasses !
Et il se met à psalmodier des prières.
Puis le crépitement de la pluie s’apaise. Le silence lisse la steppe luisante. Dans le ciel gris, roulent des nuages inoffensifs et obèses. La nuit est proche. La lune monte dans un bain de vapeurs. Les grelots tintent plus nettement dans l’air. Et, très loin, au bord du monde, on entend le tonnerre qui s’endort avec des roucoulements engorgés.
Maintenant, c’est fini. Maintenant, nous pouvons rentrer, dit Tania.
1 Village circassien.