— Je n’y ai pas mis les pieds de la journée ! dit Constantin Kirillovitch, oubliant qu’il avait affirmé, quelques instants plus tôt, avoir passé son après-midi à soigner les roses.
Zénaïde Vassilievna rougit légèrement et détourna la tête.
La table, drapée d’une nappe blanche, était chargée de hors-d’œuvre nombreux. Caviar frais, glauque et léger, caviar de conserve, pressé en brique, ceps marinés, radis noirs à la crème, concombres salés, raisins au vinaigre et au sucre, harengs habillés d’oignons et de carottes, esturgeon fumé, tomates farcies, balyk, cochon de lait au raifort, saumon froid, pâté de choux. Des flacons de vodka blanche, de vodka au poivre et de vodka à la sorbe, des fioles d’eau-de-vie aux groseilles, aux framboises et aux cassis, des bouteilles de vin blanc et rouge de Crimée, de vin du Caucase rosé et lourd et de vin français, bordaient ce parterre de victuailles. L’air sentait le poisson, la marinade, le fenouil. Les domestiques s’empressaient derrière les chaises. La voix de Tania retentit :
— Est-ce qu’il y aura une bombe glacée pour le dessert ?
— Oui, et arrosée de chocolat chaud ! dit Arapoff.
— Tu as tort de lui répondre, dit Zénaïde Vassilievna. Elle devient mal élevée.
— Et après ? Je suis allé exprès aux cuisines pour voir s’il y aurait de la glace ! dit Constantin Kirillovitch.
— Constantin ! dit Zénaïde Vassilievna avec reproche.
Mais il ne l’écoutait plus :
— Philippe Savitch, tu ne bois rien, tu ne manges rien…
Un gros homme à favoris d’étoupe pérorait en balançant sa fourchette :
— Pendant mon dernier voyage de Minsk à Pinsk…
Tania, qui était assise à côté de Michel, le poussa du genou.
— Minsk à Pinsk… Celui-là, chaque fois qu’il ouvre la bouche, il parle de Minsk à Pinsk. Nous l’avons surnommé M. Minsk-à-Pinsk…
Et elle éclata de rire.
— Un peu moins de bruit, les enfants, dit Zénaïde Vassilievna.
— Et pourquoi donc ? s’écria Arapoff. Qu’ils rient ! C’est de leur âge ! Je suis heureux et je veux que tout le monde le soit. Même Philippe Savitch !
Bourine qui mastiquait une olive, fronça les sourcils :
— Être heureux et braire, ça fait deux, dit-il d’une voix sinistre.
La gaieté d’Arapoff lui était insupportable. Il souhaitait confusément qu’une catastrophe endeuillât cette famille prospère. Lorsque Zénaïde Vassilievna parla de son fils aîné, Nicolas, un garçon de seize ans déjà, qui terminait ses études à Moscou, il dressa l’oreille. Nicolas inquiétait ses parents. Sa santé était précaire. Il écrivait rarement.
— Pourvu qu’il ne tombe pas sur de mauvais camarades, sur des libéraux, soupira Zénaïde Vassilievna.
— Tous les intellectuels sont libéraux, dit M. Minsk-à-Pinsk. C’est la nouvelle mode. Savez-vous que le professeur de droit civil à la Faculté de Moscou, Kovalevsky, n’a pas craint de dire à ses élèves : « Comme dans notre pays le droit n’existe pas, je ne vous ferai pas un cours de droit civil, mais d’adaptation » ? Je tiens ces paroles de mon neveu.
— Kovalevsky a été révoqué, dit Constantin Kirillovitch.
— Oui, mais il y a des milliers de Kovalevsky en Russie, des milliers ! s’écria Philippe Savitch avec une soudaine allégresse.
Cette pensée le soulagerait un peu. L’angoisse qu’il lisait dans les yeux de Zénaïde Vassilievna lui était douce.
— Tout est pourri, ajouta-t-il.
Et il renifla avec sentiment.
— Moi, je ne veux plus qu’on parle de politique, susurra la petite dame rousse.
— Oui, oui, plus de politique, reprirent d’autres voix.
Il faisait chaud. La vodka et le vin montaient à la tête.
Une dinde rôtie et un plat de canard à la confiture de pommes ranimèrent l’appétit et la conversation.
M. Lebègue, mince, pâle, la cravate déviée, tentait vainement d’intéresser sa voisine aux charmes de la poésie française :
— Il y a dans Victor Hugo des vers qui sont d’un charme si pénétrant qu’on ne peut que les murmurer du bout des lèvres : « Sarah, belle d’indolence… »
— Sarah ! C’est une juive ? demandait la grosse dame moustachue.
Le maréchal de la noblesse tapa du plat de la main sur la table :
— Le problème juif est à sa phase critique.
— Le monde entier est à sa phase critique, dit Bourine.
M. Minsk-à-Pinsk buvait beaucoup et balbutiait des compliments à la jeune personne potelée et rousse qui était assise à sa droite. Subitement, il ferma les paupières et devint si rouge que Zénaïde Vassilievna craignit une attaque d’apoplexie.
— Ouvrez la fenêtre, dit-elle aux domestiques.
— C’est ça, ouvrez les fenêtres, s’écria Bourine. Donnez de l’air…
Arapoff décocha un coup d’œil à Philippe Savitch.
— Que veux-tu, je suis malheureux, dit Bourine.
Les domestiques ouvrirent la croisée sur un carré de nuit, pure et fraîche.
Michel tourna la tête vers la fenêtre. Tout à coup, il pensait que cette même nuit reposait sur la maison paternelle et sur l’aoul perdu dans l’herbe et le vent. Artem et Tchass étaient assis, jambes croisées, autour de la petite table. Les chevaux hennissaient en rêve. C’était triste.
— Vous avez l’air drôle. Vous ne mangez pas, dit Tania. C’est à cause de mon œil ?
— Oui, dit-il…
Et il rougit de son mensonge.
Au dessert, on servit du champagne sucré. Constantin Kirillovitch ordonna d’en verser un doigt dans le verre des enfants. Puis, il réclama le silence, se leva, la flûte à la main, le visage animé, la barbe légèrement défaite et déclara d’un ton emphatique :
— Je dédie mon premier toast aux dix ans de Tania.
Quand les applaudissements se furent tus, il bomba le torse et se mit à chanter :
Qui boira la coupe ?
Qui sera prospère ?
Celle qui boira la coupe.
Celle qui sera prospère,
C’est notre chère Tania…
Tania se dressa, confuse, les yeux brillants, et porta le verre à ses lèvres.
— Bois jusqu’au fond ! criaient les invités en claquant leurs mains l’une contre l’autre.
— Laisse cette petite, dit Zénaïde Vassilievna. Tu es ridicule.
— Jusqu’au fond ! Jusqu’au fond ! répétait Arapoff avec une rage joyeuse.
Tania vida son verre, et se laissa tomber sur sa chaise en gémissant :
— Ouf !
— Bravo ! hurla Constantin Kirillovitch.
— J’ai bien bu, n’est-ce pas ? dit Tania, en tournant vers Michel son seul œil bleu et tendre.
Mais, déjà, Constantin Kirillovitch saisissait un plateau, le chargeait d’une flûte pleine et s’approchait de la petite dame rousse avec une démarche glissante de danseur. Il se tenait, la tête haute et la main passée derrière le dos :
Qui boira la coupe ?
Qui sera prospère ?…
— Bois jusqu’au fond ! Bois jusqu’au fond ! crièrent les convives.
Tania criait plus fort que les autres.
— Tout ça ?… Je ne pourrai jamais ! gazouillait la dame.
Et elle posait sur sa poitrine une patte molle et blanche ornée de bagues.
— Jusqu’au fond ! Jusqu’au fond ! vociférait Arapoff. Nous ne vous laisserons pas avant.