Les invités criaient. Les domestiques riaient. Zénaïde Vassilievna souriait d’un air indulgent et doux. Et les enfants sautaient sur leur chaise et battaient des mains. La dame vida son verre et, d’un geste large, l’envoya se briser dans un coin de la pièce.
— Je n’en veux plus ! Vous m’avez tuée ! dit-elle en s’éventant gracieusement avec un mouchoir brodé.
— Ça c’est un anniversaire ! dit Tania, le regard fiévreux.
— Pour le mien, on n’a pas bu le champagne, dit Lioubov. On voit bien que tu es le chouchou de la famille !
Un coup de tonnerre roula au loin.
— Le ciel est de la fête, dit Arapoff.
— J’ai peur, dit la petite dame rousse. Quand il tonne, j’ai des picotements aux extrémités.
Après le repas, les grandes personnes passèrent au salon et les enfants se rassemblèrent sur le perron pour regarder l’orage. Dans le ciel, d’un violet menaçant, se boursouflaient d’étranges remous d’écume grise. L’averse tombait, raide, sur le sol. On entendait le bruit du sable troué d’eau et des feuilles de tilleul secouées. Un éclair fendit l’horizon d’une gifle blanche.
— La pluie sur la tête, c’est magnifique ! dit Volodia, et il se rua dans la cour.
Quatre ou cinq gamins se précipitèrent à ses trousses.
— On les suit ? demanda Tania.
— Non, dit Michel, restons.
Ils restèrent l’un près de l’autre, face à la nuit déchaînée. Derrière eux, il y avait la maison chaude, trapue, vivante. Et, devant eux, cette ombre infinie cinglée de gouttes d’argent.
— Si la foudre tombait ! Reviens, Volodia, ou je me plains à maman, et c’est tout ! cria Lioubov.
— C’est agréable d’être au bord de l’orage et d’avoir une maison solide derrière soi, dit Michel.
Tania ne répondit pas. Michel sentait dans sa main cette petite main souple. Il lui sembla que, d’une minute à l’autre, il allait s’évanouir de joie.
— Quand devez-vous partir pour Moscou ? demanda Tania.
— Dans cinq ou six jours. Pourquoi ?
— Pour rien…
L’eau ruisselait des gouttières et s’accumulait en mare au pied de l’escalier. Volodia revint avec ses compagnons, trempé, radieux, une branche cassée à la main :
— Vous êtes tous des mauviettes !
— Tais-toi, dit Tania. Écoute…
À travers le murmure étouffé de la pluie, parvenaient les sons limpides d’un piano. On eût dit que la musique descendait du ciel avec cette eau légère. Une voix d’homme chantait :
Par habitude, les chevaux connaissent
Le logis de ma bien-aimée.
Ils font sauter la neige épaisse.
Le cocher chante des chansons.
— C’est papa qui chante, dit Tania. Sans doute, une dame lui a demandé…
CHAPITRE V
Michel ouvrit les yeux, haussa la tête, et regarda la pendule murale qui marquait cinq heures et demie du matin. Une heure encore à passer dans la chaleur mince des couvertures. Le dortoir de l’Académie d’études commerciales pratiques baignait dans une ombre bleue, où palpitaient, de place en place, les papillons lumineux des veilleuses. Cent cinquante lits flottaient comme un banc de méduses dans ces ténèbres habitées. Cent cinquante respirations égales soulevaient et abaissaient le poids indifférent du silence. L’air sentait vaguement la sueur, le savon, l’encre sèche. Au fond de la salle, le surveillant ronflait derrière un paravent d’étoffe jaune. Et, entre les lits, déambulait la silhouette massive du diadka, sorte de concierge à tout faire, veilleur de nuit infatigable, maître envié de la sonnette des récréations et détenteur des lampes à pétrole. Il était vêtu d’une houppelande fourrée et chaussé de bottes de feutre. À force de préserver le sommeil des autres, il semblait être devenu lui-même une créature de songe. Quelle que fût l’heure à laquelle ils se réveillaient, les élèves l’apercevaient qui errait, le dos rond, les mains dans les poches, dans l’allée centrale du dortoir. Ses semelles touchaient à peine le sol. Son ombre se cassait aux corniches du plafond. Les enfants disaient de lui « Il en sait long… » Et les grands racontaient même que le diadka ne pouvait plus dormir parce qu’il avait eu des démêlés avec le diable.
— Quels démêlés ?
— Il a refusé de cracher sept fois par la fenêtre.
— Et alors ?
— Et alors, il est maudit. Il ne dort plus.
Michel tremblait encore au souvenir de ces paroles étranges. Le diadka s’était arrêté devant un lit et grommelait :
— Tu ne dors pas, Markoff ? Tu bavardes. Je vais te signaler.
— Je dormais, c’est toi qui m’as réveillé, geignait Markoff.
— Il ment et ne craint pas la colère de Dieu ! dit le diadka, et il poursuivit sa ronde en bougonnant.
Quand il fut à l’autre bout de la pièce, Michel se tourna vers le lit voisin et appela d’une voix sourde :
— Volodia ! Volodia ! Tu dors ?
— Que veux-tu ?
— Rien.
Le visage maigre de Volodia sortait de la nuit. Deux cornes de cheveux blonds pointaient de part et d’autre de son crâne. Sa chemise était ouverte.
— Tu es encore triste ? demanda-t-il dans un bâillement.
— Je pense à la maison.
— Il ne faut pas. Pense plutôt au professeur de géographie. Je prépare une blague pour demain.
— Quoi ?
— Je ne sais pas encore. On pourra commencer par faire claquer les lampes en envoyant des boulettes de papier mâché contre les globes.
— Tu trouves ça drôle ?
— Ça fait passer le temps.
De la rue monta brusquement une rumeur de galop, de grelots secoués, de rires :
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Michel.
— Un fêtard, dit Volodia. Il a été au bal, où il y a des jets d’eau, des dames décolletées et du champagne. Et maintenant, il rentre chez lui. À peine arrivé, il dira à son valet de chambre « Ôte-moi mes bottes, Vasska. » Et Vasska retirera les bottes. Et, dans la botte droite, on trouvera une rose que quelque admiratrice y aura glissée en cachette.
— D’où le sais-tu ?
— Je ne le sais pas. Je l’imagine. Tous les fêtards se ressemblent. Nous aussi, nous serons des fêtards, Michel.
— Quand ?
— Plus tard. À seize ans, je pense. Regarde les grands, ils n’en sont pas loin.
Les grands étaient couchés à l’autre bout de la salle. Élèves des classes de septième et de huitième, ils bénéficiaient d’un régime de faveur scandaleux et enviable. C’est ainsi qu’ils avaient le droit de fumer après le repas au fumoir de l’école, qu’ils étaient dispensés des promenades en rangs dans les rues de la ville, et qu’ils pouvaient manger de la moutarde avec leur plat de viande. Volodia les appelait les « moutardiers », et recherchait assez bassement leur compagnie.
— Ils dorment, les moutardiers, murmura-t-il, et ils voient des dames en rêve. Est-ce que tu as rêvé de Tania ?
— Non.
— C’est que tu ne l’aimes pas. Moi, je rêve chaque nuit de Lioubov. Nous nous promenons dans un parc, et nous nous embrassons. C’est bien agréable. Tu ne comprends pas encore, parce que tu n’es pas très avancé pour ton âge. Mais ça viendra. Je vais me rendormir ; je sens qu’elle m’attend !