— Qui elle ?
— Lioubov, imbécile ! Elle m’attend, ma chérie…
Il pouffa de rire et piqua un plongeon sous les couvertures. Michel se recoucha et ferma les yeux. Mais il ne pouvait pas dormir. Depuis deux mois qu’il était entré à l’Académie d’études commerciales pratiques, une tristesse continue l’engourdissait. Il détestait cette vie recluse et monotone. Le lever à six heures et demie du matin, au tintement de la sonnerie. Les ablutions bruyantes dans le lavabo d’étain aux robinets de cuivre à poussettes. La prière dans la salle des fêtes, dite par M. l’inspecteur en grande tenue. La promenade en rangs. La classe morne. Les récréations dans le préau sonore. Le déjeuner dans le réfectoire. Et, de nouveau, les cours succèdent aux cours, et le ciel s’assombrit, et c’est le départ des externes, et l’étude surveillée, et le dîner frugal, et le dortoir.
Comment Volodia peut-il supporter cette existence fade et lente ? Volodia lit à peine ses leçons, bâcle ses devoirs en une heure, et n’en est pas moins le premier de la classe. Il sait tout sans avoir rien appris. Ses camarades l’aiment et le respectent. Ses professeurs disent de lui « Bourine est un élève brillant. » Même lorsqu’il fait des niches, il n’est jamais soupçonné, jamais puni. Mais lui, Michel Danoff, il faut qu’il travaille comme un forcené pour retenir les vers de Kryloff et les règles d’arithmétique. Il se réveille la nuit pour se réciter les leçons du lendemain. Et, quand ses maîtres l’interrogent, il se trouble et bégaye des âneries qui font exploser la classe en rires et en quolibets. On se moque de lui parce qu’il a mauvaise mémoire. On se moque de lui parce qu’il parle le russe avec l’accent guttural des Tcherkess. Des gamins lui crient dans le préau « Retourne à ton bazar !… » ou « Va peigner la queue de tes chevaux, Tcherkess ! »
Mais, quand il se jette sur eux pour les châtier, ils se réfugient derrière le dos du surveillant, et ils disent :
— Monsieur le surveillant, c’est un Circassien ! C’est un sauvage ! Il veut nous battre !
Non, il n’est pas de ce pays. Il n’a rien de commun avec ces garnements sournois qui le méprisent. On l’appelle « sauvage ». Eh bien ! oui, il est un sauvage. Il le demeurera jusqu’à la fin de ses jours. L’air libre. La steppe. Les gardiens tcherkess. Les chevaux. Voilà sa patrie véritable. Ses amis se nomment Tchass, Artem, Salim… Il n’en aura jamais d’autres. Auprès d’eux, les Moscovites, quels qu’ils soient, font figure d’esclaves. Il secoue son voisin.
— Vassia… Vassia.
— Quoi ?
— Est-ce que tu sais comment on dompte un cheval qui se roule sur le dos ?
— Tu m’embêtes. Je n’aime pas les histoires d’écurie. J’ai sommeil.
Michel a la gorge serrée. Il voudrait pleurer. Il fredonne pour lui-même, à mi-voix :
Allah Verdy ! Que Dieu soit avec toi
Quelle que soit ta terre d’origine…
Que fait-il dans ce dortoir surchauffé ? Pourquoi n’est-il pas dans la cahute d’Artem, à écouter la galopade des chevaux éveillés aux premières lueurs de l’aube ? Il sellerait Chaïtan et partirait, bourdonnant et vif, comme une mouche dans l’espace. Une mouche. Il y en a une qui se promène sur le drap. On parlait aussi d’une mouche dans la fable qu’il devait apprendre pour ce matin. Comment était-ce donc ? Ah ! oui :
Une mouche survient et des chevaux s’approche,
Prétend les animer par… par… par quoi ?
Il ne s’en souviendra jamais, et le professeur ne manquera pas de l’interroger.
— Élève Danoff, je suis au regret de vous marquer un zéro pour votre récitation.
Voilà ce que dira le professeur. Et il ajoutera :
— Bourine, récitez la fable à la place de votre camarade.
Alors, Volodia se lèvera de son banc, blond et fier, comme une épée au soleil. Tout le monde fera silence. On entendrait voler une mouche. Ah ! cette mouche ! Il semble à Michel que les mots de la fable sont une nuée de mouches noires qui tourbillonnent dans sa tête et l’empêchent de réfléchir. Fatigué, il ferme les paupières et tente de dormir un peu. Mais ses rêves mêmes sont visités par un bourdonnement innombrable.
— Élève Danoff, cela suffit. Zéro.
Michel revint à sa place, tandis que les rires fusaient dans ses oreilles chaudes.
— Un peu de silence, messieurs, dit le professeur en tapant sur sa chaire avec une règle en bois. L’infirmité mentale d’un camarade ne doit pas être un sujet de joie mais de mélancolie pour les gens de son entourage.
Le voisin de Michel, un gosse de dix ans au visage piqué de taches de rousseur, fit mine de pleurnicher dans son coude.
— Imbécile, gronda Michel.
Volodia, qui était assis au premier rang, se tourna vers Michel et lui adressa un regard de tendresse compatissante.
— Le renard rouge ! cria-t-il, tandis que s’apaisaient les derniers rires de la classe.
La sonnette des récréations secoua la marmaille entassée entre les quatre murs blancs de la salle, et ce fut une ruée générale vers le préau. Volodia et Michel couraient côte à côte dans les couloirs sonores.
— Je les déteste, disait Michel.
— Moi aussi, disait Volodia. Mais il ne faut pas le montrer.
— Pourquoi ?
— Parce que tu n’es pas le plus fort.
— Et alors ?
— Il vaut mieux être ridicule que vaincu.
Le préau retentissait d’une galopade bruyante. La tradition voulait qu’en arrivant dans cet espace de vitres et de pierres, les élèves criassent leur enthousiasme à pleins poumons. Le diadka avait fourré des boules de coton dans ses oreilles.
— Les voilà frappés d’idiotie, grognait-il.
Une chaîne s’organisait en hâte. Quelques troïkas improvisées fonçaient d’une porte à l’autre. Les duels à la règle opposaient des gaillards hirsutes, aux faces enflammées et aux doigts bleus. Une colonne de « cavaliers » tournait en rasant les murs. Et celui qui tenait la tête, soucieux de préserver sa dignité toujours menacée, glapissait en cadence « Ne-dépassez-pas-le-chef ! Ne-dépassez-pas-le-chef ! »
Dans un coin, Larionoff, un grand de quinze ans déjà, assemblait les petits qui voulaient entendre ses aventures de chasse. Ce chenapan efflanqué, aux yeux bigles et à la lèvre mauvaise, avait la réputation de connaître spécialement les mœurs des ours blancs et des baleines. Mais il ne donnait de consultations que contre un paquet de bonbons à la framboise. Michel et Volodia se rapprochèrent du groupe.
— Figurez-vous, disait Larionoff à son auditoire extasié, figurez-vous que mon père a acheté une baleine qui s’appelle Rose. Il l’a entreposée dans l’un des grands bassins que nous avons au bord du Volga. Et il est en train de la dresser. Déjà, elle vient quand on la siffle…
— Et qu’en fera-t-il plus tard ? demanda un mioche en s’interrompant de curer son nez.
— Plus tard ? C’est très simple, il lui fera tirer les péniches sur le fleuve, et il gagnera beaucoup d’argent.
Volodia et Michel pouffèrent de rire.
— Que faites-vous là, tous les deux ? dit Larionoff. Vous n’avez rien donné pour entendre. Filez, si vous ne voulez pas que je vous torde les oreilles.
— Il rit et il a eu un zéro en récitation, siffla le gamin au visage taché de son, qui était le voisin de Michel en classe.
— Un zéro ! s’écria Larionoff. C’est un zéro qui prétend se moquer de moi ? Et quel zéro ! Regardez-moi sa gueule. Espèce de Tcherkess à la manque ! Quand il est sur un cheval, il doit trembler dans sa culotte et appeler sa maman pour qu’elle le descende bien vite et lui poudre les fesses !