Michel blêmit sous l’offense et crispa les poings dans ses poches.
— Viens, dit Volodia. C’est un idiot. Et il est plus fort que nous. Viens.
— Non, dit Michel.
Il serrait les dents, et ses yeux noirs se chargeaient d’une colère brillante. Larionoff le dominait de la tête, mais Michel s’avança vers lui et le tira par un bouton de son uniforme :
— Répète ce que tu as dit.
— Et pourquoi donc ? D’abord, tu parles trop mal le russe. Je ne te comprends pas.
— Et ça, tu le comprends ? demanda Michel en lui appliquant une gifle plate sur la joue.
Il hurla encore :
— Hourra !
Et, avant que Larionoff eût tenté de se ressaisir, il lui comprimait la gorge à pleins doigts.
— Lâche-moi, criait Larionoff.
Michel donna un coup de tête dans le menton de son adversaire et tous deux basculèrent sur le sol.
— Vas-y, Michel ! glapit Volodia.
Michel, à genoux sur la poitrine du grand, lui cognait le crâne contre les dalles. Il avait perdu toute notion de temps et de discipline. Une rumeur houleuse était dans ses oreilles. À quelques centimètres de son visage, il voyait ce visage jaune, aux prunelles révulsées, à la bouche ouverte. Sa haine se nourrissait de ce spectacle odieux. Autour de lui, les élèves avaient fait cercle et commentaient passionnément le combat.
— C’est Michel Danoff qui donne une correction à Larionoff !
— Un petit de première qui tabasse un grand de septième !
— Comme il est fort !
— Il a l’air d’un fou !
Et, vraiment, Michel se sentait devenir fou de rage et de joie primitives. Il s’évadait de son uniforme d’écolier, de sa timidité d’écolier, de sa tristesse d’écolier, de son zéro d’écolier. Oh ! si Artem, si Tchass avaient pu le voir ! Un spasme lui serra la gorge. Il aboyait des paroles incohérentes en circassien :
— Kham Kalfig ! Si haï Woshk !
Ces voyelles gutturales étaient comme une insulte lancée à toute la civilisation. Au moment où Michel enfournait ses deux pouces dans les narines de Larionoff, une main solide le saisit par le collet et le tira en arrière.
— Élève Danoff ! Qu’est-ce qui vous prend de brutaliser ainsi votre camarade ?
Un inspecteur était devant Michel et lui brisait le bras entre ses doigts secs.
— Il… Il m’a insulté, balbutia Michel, échevelé, le souffle rauque.
— C’est bon. Nous tirerons cette affaire au clair. De toute façon, vous aurez trois jours de cellule.
— Pourquoi ? Je n’ai fait que me défendre.
— Il ne vous a pas attaqué.
— Il m’a dit « Espèce de Tcherkess à la manque… »
— Hum… Ce n’est pas une raison. Vous auriez dû vous plaindre à moi. J’aurais fait un rapport.
— Je n’aime pas me plaindre.
Larionoff s’était relevé, la lèvre saignante, la joue souillée de poussière, et filait, tête basse, vers les lavabos.
— Hou ! Larionoff ! Kss ! Larionoff ! hurlaient les petits.
Quelqu’un cria :
— Vive Michel Danoff !
Michel dressa fièrement le menton. Un goût âcre était dans sa bouche. En passant la main sur son visage, il s’aperçut qu’il saignait du nez.
— Allons, du champ, du champ ! disait l’inspecteur en claquant ses paumes l’une contre l’autre.
La sonnette tinta pour annoncer la fin de la récréation. Volodia et Michel rejoignirent leurs camarades qui se hâtaient vers la classe de danse.
L’enseignement de la danse tenait une place capitale dans l’éducation des élèves de l’Académie. Un maître de ballet de l’Opéra impérial de Moscou, aidé d’un pianiste français, s’efforçait d’inculquer à cette jeunesse turbulente les premières notions d’harmonie et de maintien. Pour la danse, comme pour le reste, Volodia dépassait aisément ses compagnons.
— Et une et une, et deux et deux, et trois, scandait le professeur en dodelinant sa tête de porcelaine fine.
Les enfants se soulevaient et s’abaissaient en cadence aux sons vigoureux du piano. Michel lorgnait Volodia, souple et nonchalant. Le cou dégagé, les reins cambrés, les pieds lestes, Volodia pesait à peine sur le sol.
— Il paraît qu’en quatrième on leur apprend déjà le quadrille des lanciers, chuchotait quelqu’un.
— Et une et une, et deux… je ne veux entendre personne… et deux… rentrez-moi ce ventre… et trois… et une… Markoff vous êtes un cancre et vous ne sortirez pas dimanche… et une et deux… très bien, Bourine… et deux et trois… Un peu plus vite, monsieur Labadie… et une… top-top… et deux… top… top…
Michel suait à grosses gouttes et retombait sur ses talons en soufflant.
Cet exercice était fastidieux et inutile « C’est bon pour des filles. »
— Et deux… top-top, poursuivait le professeur… Michel Danoff, vous manquez effroyablement d’allure… On dirait que vous avez du plomb dans vos poches… et vos genoux, rentrez-moi vos genoux… et trois, top-top… Ce n’est pas avec une dégaine pareille qu’il vous faut espérer briller aux bals et aux réceptions…
Michel s’attendait aux rires serviles de ses camarades. Il se mordit les lèvres, furieusement. Mais, à sa grande surprise, un silence gêné accueillit la remarque du professeur. Michel regarda ses voisins. Ils souriaient timidement. On eût dit qu’ils l’admiraient pour sa gaucherie.
— C’est la correction de tout à l’heure qui leur a donné à réfléchir, murmura Volodia.
— Tu crois ?
— Ils ont peur de toi, maintenant. Ils t’estiment.
— Et trois, top-top…
Un doux orgueil envahit le cœur de Michel. Il se sentait bon et juste, fort et généreux. La musique de M. Labadie devenait particulièrement entraînante et joyeuse. Les élèves qui sautillaient en mesure avaient des têtes sympathiques, et leurs gestes n’étaient pas dénués de grâce. Tout à coup, Michel évoqua le visage hargneux de Larionoff, sa lèvre fendue, ses joues griffées, son regard faux.
— Crois-tu qu’il ait très mal ? demanda-t-il à Volodia.
— Qui ?
— Larionoff.
— Tu le plains ?
— Non… C’est… c’est pour savoir, dit Michel d’un air confus.
— Tu devrais le savoir mieux que moi. Tu l’as bien assommé. Sûrement, il aura une bosse. Peut-être deux…
— Deux bosses ?
— Oui.
— Surtout, il doit être humilié…
— Ce n’est pas grave.
— Non, ce n’est pas grave.
— Si Tania apprenait ton exploit ! reprit Volodia.
— Eh bien ? dit Michel.
— Elle en perdrait la tête !
L’air fleurait vaguement la résine, la poussière arrosée. Le piano sonnait à grand renfort de pédale. Le professeur bondissait avec ses élèves et retombait sur ses pieds avec une souplesse de chat.
— Et trois et quatre… C’est mieux, Danoff… C’est bien mieux… Et cinq… Mes observations n’auront pas été inutiles… Et six…
Michel acquiesçait du menton et tirait la langue, parce qu’il s’appliquait de tout son cœur, à présent.
À la fin du cours, Michel avait oublié les menus désagréments de la journée et ne songeait plus qu’à sa joie toute neuve. Dans le vestiaire, les externes se pressaient devant les patères numérotées. Ils allaient partir, rentrer dans leurs familles chaudes et closes, oublier l’école. Une mère les attendait, sans doute, avec des mains douces et un front parfumé, un père, des frères, des sœurs. Michel et Volodia considéraient leurs camarades avec un sentiment d’envie. Les grands astiquaient d’un revers de manche les boutons de leur uniforme, enfilaient leur pardessus à martingale serrée et coiffaient crânement la casquette de drap noir cerclée de velours vert. Tous parlaient d’une manière ardente et péremptoire :