— Tu as vu, les Bylinoff ont changé d’attelage !
— Le trotteur de mon père est excellent. C’est un demi-sang anglais, dressé par Bogdanoff.
— Bogdanoff n’a jamais su dresser un trotteur !
— La prochaine fois on te demandera de l’aider !
Devant l’Académie d’études commerciales pratiques, une file de traîneaux encombrait le boulevard Pokrovsky. Les chevaux piaffaient. Les cochers aux tenues matelassées et aux ceintures de couleurs vives tiraient sur les rênes et juraient dans leurs grandes barbes fumantes. Un à un, les externes descendaient les marches du perron et se dirigeaient vers leurs voitures respectives. À peine installés, ils glissaient leurs cahiers et leurs livres sous la banquette, par crainte qu’on reconnût en eux de modestes élèves de l’Académie. Par ce geste sacramentel, ils rompaient ostensiblement avec l’école et ses représentants. Ils devenaient des « étudiants », des hommes libres.
— On fait la course, Kolia ? criait un élève.
— D’accord. Je te laisse cinquante mètres de handicap.
— Je n’en veux pas. Nos chevaux valent les tiens.
— En route. Va, Stepan.
Les équipages s’ébranlaient à tour de rôle. Des courses s’organisaient tout au long du boulevard Pokrovsky, jusqu’au champ de Vorontzoff. Et les internes, massés à la grille, pénétrés de jalousie et d’ennui, échangeaient entre eux des paris mélancoliques :
— C’est Kolia qui l’aura, dit Michel. Il a pris la corde.
Volodia fronçait le nez en connaisseur :
— Je parierais plutôt pour l’autre. Il ne donne pas à fond. Il se réserve. Il faut toujours parier pour ceux qui se réservent…
Comme ils s’apprêtaient à regagner le vestiaire, Larionoff les dépassa. Il portait un paquet de cahiers sous le bras. Sa lèvre était tuméfiée. Ses yeux étaient obstinément braqués sur le sol. Il s’éloigna, à pied, le dos rond, sous la neige qui tournoyait finement.
— Il s’en va à pied, dit Michel. Ses parents n’ont pas de voiture.
Son cœur se serra, tout à coup. Il eut honte.
— Eh bien, oui, dit Volodia. Il s’en va à pied. Et nous, nous ne pouvons même pas nous en aller à pied. Alors ?
— C’est tout de même nous qui avons le plus de chance, dit Michel.
DEUXIÈME PARTIE
1892
CHAPITRE PREMIER
Cette année-là, comme les années précédentes, Tania et Lioubov espérèrent le retour de Volodia pour les grandes vacances. Mais, encore une fois, Volodia trompa leur attente et se rendit à Armavir, dans la famille de Michel Danoff. En vérité, depuis qu’il était entré à l’Académie d’études commerciales pratiques, Volodia n’était revenu que trois fois à Ekaterinodar. En 1889, au moment de Noël. En 1890, pour les fêtes de Pâques. Et, l’année dernière, lorsque sa mère était tombée malade. C’était tout. Une conduite aussi bizarre ne laissait pas d’intriguer les fillettes. Aux questions qu’elles posaient à leur mère, Zénaïde Vassilievna répondait évasivement :
— Je crois que ça ne va pas très fort chez les Bourine. Les parents de Volodia ne s’entendent guère entre eux. Ils préfèrent tenir Volodia écarté de leurs querelles. C’est triste pour ce pauvre garçon…
Tania, qui avait quatorze ans déjà et qui suivait des cours au gymnase d’Ekaterinodar, estimait qu’à son âge et avec son instruction une jeune fille avait le droit de savoir toute la vérité. Les paroles ambiguës de sa mère étaient pour elle un signe de méfiance et d’incompréhension. Quoi qu’elle fît, on la traitait en gamine. Sa seule consolation était de se dire que Lioubov n’était pas mieux renseignée qu’elle sur les déboires sentimentaux de la famille Bourine. Elles en discutaient souvent, toutes les deux, dans leur chambre, avant de s’endormir. Lioubov prenait naturellement le parti de Mme Bourine, affligée d’un mari volage et hargneux. Mais Tania nourrissait une secrète indulgence à l’égard de Philippe Savitch. Elle disait :
— Son visage porte les marques du malheur. Cela me suffit pour le plaindre.
Et encore :
— Je me dis qu’il a des liaisons. Et je n’arrive pas à le condamner.
Les deux sœurs imaginèrent même d’écrire un poème lyrique sur ce ménage divisé. Cependant, une grande nouvelle interrompit leur travail, dès le début. Le jour de la Transfiguration, Zénaïde Vassilievna reçut une lettre de son fils aîné. Nicolas annonçait son arrivée à Ekaterinodar pour la fin de la semaine. Aussitôt, ce fut un branle-bas général dans la maison. Les domestiques astiquaient les meubles avec fureur. Zénaïde Vassilievna inventait des menus généreux et vérifiait à tout propos le contenu du garde-manger. Elle répétait :
— Le pauvre enfant ! Avec toutes ses études, il a dû oublier l’atmosphère de la maison familiale.
« L’atmosphère de la maison familiale. » Ces quelques mots obsédaient Tania. Elle n’aurait jamais supposé que la maison familiale pût avoir « une atmosphère ». Était-il possible que Nicolas souffrît d’avoir vécu longtemps hors de ces murs modestes ?
Le matin même du jour où Nicolas devait débarquer dans sa ville natale, Tania fit le tour de la demeure et l’examina dans tous ses recoins. C’était une vieille bâtisse à deux étages, avec un petit jardin par-devant, et une grande cour par-derrière. La grande cour était réservée aux jeux des enfants et aux travaux des domestiques. Le petit jardin, touffu, négligé, servait de refuge aux parents et aux visites pour prendre le thé sous les tilleuls et jouer au croquet. Constantin Kirillovitch possédait un autre jardin, aux environs de la ville, où il cultivait des roses. Ce jardin-là était ratissé, pomponné, et Arapoff était fier de sa réussite. Mais Tania préférait les ronces aux roses, et le désordre des grands arbres pleins de murmures à l’alignement sec et morne des espaliers. Une paix profonde régnait autour de la douce maison. Elle présentait au soleil sa façade plate, bâtie en pierres de couleur ocre. Les degrés du perron étaient craquelés et rongés de mousse. L’un d’eux, descellé, branlait au moindre choc, et Tania lui vouait une affection spéciale. Elle tremblait à l’idée qu’on le remplaçât. À l’intérieur du logis, les pièces étaient vastes, éclairées de deux fenêtres chacune, avec des parquets luisants. Il y avait une dénivellation entre l’antichambre et le salon. Une marche. Pourquoi ? Personne ne l’avait jamais su. Évidemment, cette marche insolite contribuait à créer « l’atmosphère » de la maison. Et aussi la porte vitrée qui conduisait du salon à la salle à manger, et qu’on n’avait jamais pu fermer, parce que le bois s’était gondolé avec l’âge. Et aussi la bergère bouton d’or, dont un pied était plus court que l’autre. Maman disait qu’elle était assise dans cette bergère, lorsque Constantin Kirillovitch lui avait fait sa première déclaration.
Ayant inspecté toutes les pièces du rez-de-chaussée, Tania s’installa à son tour dans la bergère et songea qu’un jeune homme lui disait des paroles flatteuses en s’écrasant les deux mains sur le cœur. C’était très agréable et assez scandaleux, en somme. À travers les volets mi-clos, filtrait un rayon de soleil poussiéreux. Le salon sentait la cire d’abeille. Aux murs, pendaient de nombreuses silhouettes découpées dans du papier noir et serties dans des cadres ovales. Il y avait aussi ce portrait représentant un personnage sombre et renfrogné, qui était un grand-oncle de Constantin Kirillovitch et dont on disait qu’il avait beaucoup fréquenté le poète Joukovski. Participait-il, lui aussi, à l’atmosphère de la maison ? Au-dessus de sa tête, Tania entendait les pieds nus de la vieille servante Akoulina qui rangeait la chambre de Nicolas. Une voix de fille chantait du côté de l’office. La peinture du plafond s’écaillait par places. Des mouches se promenaient sur le miroir glissant du parquet. Et Tania devinait confusément que tout cela était nécessaire à sa joie quotidienne, les mouches, les craquelures du plafond, les chansons de l’office, la bergère bouton d’or, le portrait du grand-oncle et les silhouettes en papier noir sur fond blanc. Une gaieté paisible l’envahissait et brouillait ses idées, comme lorsqu’elle buvait du champagne pour un anniversaire. Elle avait chaud. Elle bâilla de plaisir et de paresse. Zénaïde Vassilievna entra dans le salon, portant un bouquet de roses serré contre son corsage. Elle aperçut Tania et parut étonnée :