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— Que fais-tu là ?

— Je me reposais. C’est le seul endroit qui soit frais, dit Tania.

— Viens m’aider à fleurir la chambre de ton frère.

Tania se leva d’un bond :

— C’est bien dans cette bergère que tu étais assise lorsque…

— Je te l’ai déjà dit cent fois, répondit Zénaïde Vassilievna, et elle se mit à rire.

— Et la bergère se trouvait à cette même place ?

— Mais oui. Pourquoi ?

— Pour rien.

— Ne me fais pas perdre mon temps, dit Zénaïde Vassilievna d’un air contraint. Nicolas arrivera et rien ne sera prêt pour le recevoir.

Tania suivit sa mère dans la chambre de Nicolas. Et, jusqu’au soir, elle ne la quitta plus d’une semelle.

Nicolas arriva juste à l’heure du souper. Tania le reconnut à peine. Il avait grandi, maigri. Son visage était pâle. Une ombre bleutée dominait sa lèvre. Il parlait peu et d’une façon dédaigneuse et triste. Cependant, grâce à l’entrain de Constantin Kirillovitch, le repas fut plus animé que de coutume. Comme Nicolas avait été fatigué par le voyage, tout le monde se coucha tôt.

Mais Tania ne pouvait pas dormir. Dans la chambre obscure, elle écoutait la respiration égale de Lioubov. Lioubov avait de la chance. Rien ne l’exaltait, rien ne la chagrinait. Elle vivait d’une façon animale, égoïste, et s’arrangeait toujours pour être heureuse, jolie et triomphante. L’arrivée de Nicolas, même, ne l’avait pas empêchée de s’assoupir avec simplicité, dès qu’on avait éteint la lampe. Pourtant, il y avait tant de mystères à élucider. À quoi pensait Nicolas ? Qui fréquentait-il à Moscou ? Était-il déjà amoureux ? Quels étaient ses projets d’avenir ? Nicolas avait brillamment terminé ses études au lycée. L’année prochaine, il entrerait à la Faculté de Droit de Moscou. Il serait un étudiant. Il aurait un uniforme d’étudiant. Tania ferma les yeux, subjuguée, et tenta d’imaginer Nicolas en étudiant. Puis en avocat. Puis en fiancé. Elle s’endormit sur cette dernière image.

Un roulement lointain la réveilla, en pleine nuit. Le tonnerre grondait. Une pluie lourde et drue giflait les volets et engorgeait les gouttières. Un éclair blanc explosa dans la glace, en face du lit, et toute la chambre bondit hors de l’ombre, rose et verte, pour s’éteindre à nouveau. Tania poussa un faible cri :

— Lioubov ! Lioubov ! Un orage !

Chaque fois qu’un orage se déchaînait au-dessus de la ville, toute la famille Arapoff se réunissait autour du lit de Zénaïde Vassilievna. Cette tradition datait de l’époque légendaire où la foudre était tombée sur un tilleul proche de la maison. Les enfants, Tania et Nina surtout, aimaient ces conciliabules nocturnes. Pour rien au monde, ils n’auraient laissé passer l’occasion de veiller un peu. D’autant que, pour les distraire, Constantin Kirillovitch racontait des plaisanteries et distribuait des bonbons. Lui-même profitait de la diversion pour manger « un petit quelque chose ». C’était la règle.

— Un orage ! Un orage, Lioubov, répéta Tania.

— Un vrai ? demanda Lioubov d’une voix pâteuse.

— Oui oui… Il faut aller voir maman…

Elles se levèrent, en chemise, pieds nus, et sortirent dans le corridor. Au bout du couloir obscur, une faible lueur passait sous la porte de Zénaïde Vassilievna. Puis, la porte s’entrebâilla en grinçant. C’était le signal. Tania et Lioubov coururent à toutes jambes vers la lumière. Une lampe voilée d’un abat-jour rose à glands dorés éclairait le lit de Zénaïde Vassilievna. Elle était assise dans ses oreillers, les épaules couvertes d’un léger châle de mousseline, les cheveux emprisonnés dans un bonnet de nuit en dentelle crème. Un peu plus loin, dans un autre lit, semblable en tout point au premier, reposait Constantin Kirillovitch. Il feignait de dormir et poussait des ronflements affreux.

— Cela suffit, Constantin, dit Zénaïde Vassilievna, tu ne nous feras jamais croire que tu dors.

— Si, je dors, dit Arapoff.

Et il continua de ronfler.

Un bruit de galopade retentit dans le corridor. C’étaient Nina et Akim qui venaient rejoindre leurs sœurs. Ils s’installèrent sur le bord du matelas, de part et d’autre de Zénaïde Vassilievna, et Nina, selon un privilège que nul ne songeait plus à lui contester, se glissa même à demi sous les couvertures. Tania et Lioubov traînèrent un petit canapé tout contre le lit et s’assirent côte à côte, les pieds ramenés sous les fesses. Un éclatement brutal déchira le ciel et fit trembler le lustre en perles de verre. Zénaïde Vassilievna se signa précipitamment.

— Boum, s’écria Akim, d’un air courageux et méchant.

Nina se mit à geindre.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, ma chérie, dit Zénaïde Vassilievna en pressant la tête de l’enfant contre sa poitrine.

— Ne crois-tu pas qu’on devrait appeler Nicolas ? dit Tania.

— Laisse Nicolas tranquille, grogna Constantin Kirillovitch en redressant le buste. Il est fatigué. Et vos sornettes ne l’amuseront guère.

— Même si on lui demandait, dit Lioubov, il ne viendrait pas. Il est bien trop fier.

— Il est intelligent, voilà tout, dit Akim, et il ferma les yeux brusquement, parce que la lumière blanche d’un éclair éblouissait la fenêtre.

— Cette fois, la foudre tombera tout près, dit Tania. Tout près…

Elle compta :

— Un, deux…

Un formidable éboulement lui coupa la parole.

— Badaboum ! hurla Akim.

Et il courut à la fenêtre :

— Je vais voir si ça flambe.

Lioubov le suivit.

— Lioubov, Akim, restez ici, soupira Zénaïde Vassilievna.

— Vous entendez ce que dit votre mère ? demanda Constantin Kirillovitch. Si la foudre vous voit, elle vous sautera dessus.

— Et Nicolas qui ne vient pas, dit Zénaïde Vassilievna. Ce n’est pas bien. Il sait pourtant que j’aime réunir mes enfants quand il y a un orage.

— Veux-tu que j’aille le prévenir, maman ? dit Tania.

— Il t’enverra joliment promener, ricana Akim.

À ce moment, la porte s’ouvrit et Nicolas parut sur le seuil. Il était vêtu d’une robe de chambre marron un peu trop courte. Ses cheveux étaient dépeignés.