— Vous n’avez pas changé, dit-il.
Et il accompagna ses paroles d’un faible sourire.
— C’est l’orage qui t’a réveillé ? demanda Zénaïde Vassilievna.
— Non, mais Akim et Nina en courant dans le corridor. Alors, je suis venu voir.
— Assieds-toi, assieds-toi, mon cher, dit Constantin Kirillovitch en lui désignant une chaise. Le spectacle va commencer.
— Tu as vu l’éclair ? dit Akim. La foudre est tombée à quelques pas d’ici. C’était magnifique !
— Oui, dit Nicolas et il se frotta les yeux.
Est-ce qu’à Moscou les orages sont aussi violents qu’à Ekaterinodar ? demanda Lioubov.
— C’est bien, mon enfant, de chercher à t’instruire, dit Constantin Kirillovitch, avec cet air moqueur qui le faisait, tout à coup, paraître très jeune.
— Je n’ai guère le temps de m’occuper des orages, à Moscou, dit Nicolas.
— Et de quoi t’occupes-tu ? demanda Tania.
— De mes études, parbleu !
— Et puis ?
— Et puis, encore de mes études.
— C’est tout ?
— Mais oui.
Constantin Kirillovitch riait à gorge déployée :
— Bravo, Nicolas ! Bravo ! Ne crains pas de décevoir ces demoiselles. Pour elles, Moscou est un lieu de perdition où les jeunes gens volent de théâtre en théâtre et de bal en bal.
— Je n’ai pas été à un seul bal depuis le début de l’année, dit Nicolas.
— Tu n’aimes pas danser ? s’exclama Lioubov.
— Si… non… je ne sais pas… Parmi mes camarades, on ne s’intéresse guère à cela. Nous parlons de choses plus sérieuses.
— De politique, n’est-ce pas ? dit Constantin Kirillovitch.
— Oui, souvent.
— Quelle maladie !
Constantin Kirillovitch écarta les bras, comme pour prendre l’assistance à témoin de son indignation. Puis, il continua, sur un ton amusé :
— Ce n’est pas très nouveau, en somme. Moi-même, lorsque j’étais jeune, je me suis intéressé à la politique. J’ai rêvé de réformes sociales. J’ai bâti des constitutions en rêve. Et puis, vois-tu, les années ont passé, et je me suis retrouvé dans la peau d’un médecin municipal, pas trop riche, pas trop pauvre, mais entouré d’une famille nombreuse, dévoué au régime et heureux de son sort. Passionne-toi donc pour la politique, Nicolas, c’est de ton âge. Plus tard, tu oublieras toutes ces calembredaines et choisiras ton bonheur dans le calme, le confort et l’honnêteté.
Nicolas eut un mince sourire.
— Je ne le crois pas, dit-il.
— Moi non plus, je ne le croyais pas. Eh bien, regarde-moi, ai-je l’air d’un naufrageur d’empires ?
— Je ne tiens pas, non plus, à devenir un naufrageur d’empires. Mais, sans prétendre renverser un régime, on peut songer à l’améliorer.
— Ah ! voilà, dit Constantin Kirillovitch en dressant un doigt sentencieux. Tu veux améliorer le régime !
— Je voudrais…
— Mais l’empereur lui-même le voudrait.
— Je crois qu’il manque d’énergie, ou qu’il est mal entouré.
— Bravo. Et tes camarades sont de ton avis ?
— Oui.
— Cela nous promet de beaux lendemains.
— Sans doute.
De nouveau, la foudre poignarda les fenêtres d’une lueur blanche et morte. La maison trembla.
— Heureusement, la maison est solide, dit Constantin Kirillovitch.
Et on ne savait pas s’il parlait de sa propre maison ou de l’empire russe.
— Maman, je voudrais un bonbon, dit Nina.
Zénaïde Vassilievna tira de sa table de nuit une grande boîte ronde, garnie de bonbons à la groseille. La boîte fit le tour de la famille. Comme les autres, Nicolas choisit un bonbon et le glissa dans sa bouche.
— C’est drôle, dit Lioubov, je ne pensais pas que tu mangeais encore des bonbons.
— Pourquoi ?
— Ça ne te va pas.
Tania était heureuse. Cette discussion trop grave entre Nicolas et Constantin Kirillovitch avait failli compromettre la veillée. Grâce aux bonbons, tout rentrait dans l’ordre. La tradition reprenait ses droits.
— Moi, dit Constantin Kirillovitch, je mangerais bien quelque chose de plus sérieux.
— Akim, va réveiller Akoulina, dit Zénaïde Vassilievna.
Akim se précipita hors de la chambre en criant à tue-tête :
— Akoulina ! Akoulina !
Il revint au bout d’un moment, accompagné de la vieille servante. Akoulina portait un plateau chargé d’un carafon de vodka et de quelques tartines au caviar. Elle dormait debout. Son visage était maussade.
— Excuse-moi, Akoulina, dit Constantin Kirillovitch. Mais j’avais faim.
Akoulina s’inclina sans mot dire et quitta la pièce.
Constantin Kirillovitch offrit un verre de vodka à son fils aîné.
— Non, merci, dit Nicolas, je supporte mal les alcools.
La tristesse se peignit sur la figure d’Arapoff :
— Aïe ! Aïe ! Aïe ! Tu me fais de la peine.
Il s’envoya une gorgée de vodka d’un coup sec dans le gosier, clappa de la langue et se mit à manger les tartines. La pluie avait chassé la chaleur lourde de la nuit. Un souffle frais venait de la fenêtre entrouverte. Les enfants se serraient, instinctivement, autour de leur mère. Un roulement lointain, assourdi, une sorte de roucoulement inoffensif, emplit les oreilles de Tania.
— L’orage s’éloigne, dit Constantin Kirillovitch.
Mais Tania n’avait pas envie de retourner dans sa chambre.
— Il peut revenir, dit-elle.
— Non, non, votre père a raison, dit Zénaïde Vassilievna. Allez dormir. Sinon, demain matin, il faudra vous tirer par les pieds pour vous sortir du lit.
— On est si bien ici, soupira Nina. Je voudrais rester.
— Moi aussi, dit Akim.
— Tu as vu ? s’écria Lioubov. Un éclair !
— Tu as la berlue, ma fille, dit Constantin Kirillovitch.
— Si, si, tout près, dit Tania.
Elle mentait. Mais il fallait gagner du temps, à tout prix. Cela aussi était dans la tradition.
Zénaïde Vassilievna bâilla derrière ses doigts refermés en cornet :
— Mes enfants, j’ai sommeil.
— Tu te lèveras plus tard, demain, dit Tania.
Constantin Kirillovitch prit un air fâché :
— Je compte jusqu’à trois. Si, à trois, vous n’avez pas vidé les lieux…
Il n’acheva pas et se pencha hors du lit, à la recherche de ses pantoufles. Les ayant trouvées, il les brandit à pleines mains et se mit à compter :
— Un…
Selon la règle du jeu, les enfants se retirèrent vers la porte. Ils riaient et se poussaient du coude. Nicolas suivait le mouvement.
— Deux, dit Constantin Kirillovitch en roulant des yeux féroces.
Les enfants ouvrirent la porte et se tinrent sur le seuil, d’un air effronté et joyeux.
— Trois, hurla Constantin Kirillovitch.
Et il lança ses pantoufles contre la porte. Elles frappèrent le battant avec un bruit mat.
Les enfants avaient disparu. La voix d’Akim cria dans le corridor :
— Manqué !
Et tout rentra dans le silence.
Tania retrouva son lit avec un plaisir frileux. Les draps étaient neufs, aérés, inconnus. La chambre avait pris un parfum de pluie et de feuillage. On entendait ruisseler les gouttières. À peine eut-elle posé la tête sur l’oreiller que le sommeil la détacha du monde.
CHAPITRE II