Vers la fin du mois d’août, Nicolas quitta ses parents pour se rendre chez un ami de classe, qui habitait une propriété aux environs de Kiev. Constantin Kirillovitch l’avait laissé partir sans regrets. Depuis quelques jours, il était débordé de travail et n’avait guère le temps de penser à son fils. Une épidémie de choléra décimait la population du faubourg ouvrier de la Doubinka. Arapoff, en tant que médecin municipal, était responsable de l’état sanitaire de la cité. Mais comment raisonner les gens de la Doubinka ? Cette agglomération, accrochée comme une lèpre au flanc d’Ekaterinodar, était le refuge des mendiants, des voleurs, des voyous, des ouvriers déclassés et des filles. L’assistant de Constantin Kirillovitch, qui avait voulu les réunir, dimanche dernier, pour leur enseigner les précautions à prendre contre la contagion, était tombé sous leurs coups. Son corps, affreusement mutilé, avait été retrouvé, le lendemain, au pied d’une palissade. Aussitôt, la police avait entrepris des recherches prudentes et arrêté trois ivrognes qui furent relâchés après interrogatoire. L’enquête se poursuivait. Mais le résultat en était connu d’avance. Le dossier serait classé, comme tous les dossiers relatifs aux règlements de comptes, à la Doubinka. En vérité, il était hors de doute que le meurtre avait été accompli par la foule. La rumeur publique accusait les médecins d’avoir empoisonné un puits dans la nuit de l’Ascension. Pour lutter contre cette légende absurde, pour sauver malgré eux ces malades récalcitrants et préserver du même coup la ville d’Ekaterinodar, Constantin Kirillovitch résolut de se rendre lui-même sur les lieux. Obéissant à sa requête, le commissaire de police de la Doubinka convoqua les habitants du faubourg à se rassembler en masse, pour le 29 août 1892, jour de la décollation de saint Jean-Baptiste, devant le puits pollué. Jusqu’au dernier moment, Constantin Kirillovitch avait laissé ignorer à sa femme qu’il entendait s’aventurer sur le territoire de la Doubinka. Avant de partir, il se lava des pieds à la tête, se parfuma et revêtit du linge fin à son chiffre. Il quitta la maison à trois heures de l’après-midi. Zénaïde Vassilievna l’accompagna jusqu’à la grille du jardin.
— Tu es bien élégant, lui dit-elle, tandis qu’il s’installait dans la calèche. Où vas-tu donc, s’il te plaît ?
Constantin Kirillovitch murmura :
— Écoute, Zina… Justement, je voulais te prévenir… On ne sait jamais… Il faut que je voie ces gens… les malades de la Doubinka…
Zénaïde Vassilievna pâlit un peu et joignit les mains sous son menton :
— La Doubinka !
— Marche ! cria Constantin Kirillovitch.
Le cocher fouetta ses bêtes et la calèche s’éloigna en dansant sur les pavés.
La Doubinka commençait aux portes mêmes de la ville, passé la voie du chemin de fer et le marais du Kara-sou. Là, des bicoques en bois et en torchis déchiqueté s’emboîtaient les unes dans les autres, confondant leurs jardinets rachitiques. Des vitres de papier huilé étaient posées sur les façades galeuses. Une liqueur jaune suintait des tas de purin qui défendaient les portes. Les hautes cheminées de l’usine de briques Steingel dominaient la carapace hideuse des faubourgs. Le cocher se tourna vers Constantin Kirillovitch :
— Faut-il aller plus loin, barine ?
— Mais oui, dit Constantin Kirillovitch en riant.
Tout était bien ainsi. Sa décision lui laissait au cœur une impression de dignité parfaite.
Le cocher, à demi rassuré, grommela dans sa barbe :
— Si c’est pas malheureux de risquer sa peau pour une vermine pareille !
À mesure qu’on avançait, les maisons devenaient plus laides et plus chétives encore. Des gamins, en chemise et pieds nus, la face mangée de croûtes, les yeux vides, se rangeaient au passage de la voiture. Deux hommes, qui portaient un cadavre sur une civière de toile, dévisagèrent les nouveaux venus et crachèrent dans le ruisseau.
— Voilà ! Voilà ! Ça commence ! geignait le cocher.
Plus loin, un groupe criard bloquait le seuil d’une baraque. Une jeune femme était étendue au bord de la route, et ses cheveux noirs dénoués s’étalaient comme une flaque d’encre autour de sa tête. La peau de son visage était tirée à craquer sur ses pommettes dures. Un gamin de cinq ans, accolé à son flanc, tiraillait la robe souillée et appelait la morte à longs hurlements monotones.
Des voisins entouraient la mère et le fils et discutaient posément :
— Il faut l’emporter.
— Et si elle vivait encore ?
— On verra bien en route…
— Laissez-la. Ne la touchez pas. Écartez l’enfant. Je repasserai pour l’examiner, cria Constantin Kirillovitch.
Et il donna un coup de poing dans le dos rembourré du cocher.
— File, idiot. Nous n’avons pas une minute à perdre.
Une fièvre découragée le prenait tout à coup devant l’immensité de sa tâche. La mort était partout, dans le baiser, dans la poignée de main, dans les habits, dans les aliments, dans l’eau, dans les fruits, dans l’air même. Et que devait-on opposer à l’épidémie ? Des boissons chaudes, des frictions, une hygiène rigoureuse ? Est-ce qu’on pouvait conseiller cela aux pauvres de la Doubinka ? Est-ce qu’ils l’écouteraient seulement, lorsqu’il leur dirait cela ?
— C’est affreux, c’est affreux, murmura Constantin Kirillovitch, et il passa une main lourde sur son visage.
La voiture contourna un dernier paquet de cabanes et s’arrêta à la lisière d’une sorte de terrain vague, cerné de maisonnettes sordides et planté d’arbres grêles aux troncs brûlés. Une foule compacte s’était rassemblée là, à l’heure dite, sur l’ordre du commissaire de police. Deux agents, noyés dans le flot, se rapprochaient péniblement de la calèche.
— Les policiers sont déjà là ! dit le cocher. Et il y en a combien ? Un, deux ? Que veulent-ils faire à deux contre mille ? Ah ! Sainte Vierge !
Une rumeur épaisse monta de la populace :
— Le voilà ! Le voilà !
Un vieillard s’avança vers Constantin Kirillovitch. C’était un ancêtre cassé, à la barbe de mousse polaire et aux yeux malins et cruels. Il n’avait pas retiré son bonnet. « Mauvais signe », pensa Constantin Kirillovitch et, se baissant vers l’homme, il demanda :
— Qui es-tu ? Que me veux-tu ?
— Les camarades m’ont prié de vous saluer en leur nom. Ils ont confiance en moi, les camarades. Je suis vieux. Je connais la vie.
— Bref, tu es au courant de tout.
— Qui pourrait le dire ? susurra le vieillard. Dieu peut-être, et encore !…
— Qui a tué mon assistant ?
— La police cherche, dit l’autre avec une courbette. Il faut faire crédit à notre police. Les agents sont intelligents et actifs. De braves gens…
— C’est bon, dit Constantin Kirillovitch, je vais parler à tes amis.
Il se dressa dans la voiture et contempla la masse des visages. Cette multitude de faces hâves, barbues, de casquettes à visières cirées, de mouchoirs noués, de regards menaçants, donnait le vertige. Malgré lui, Arapoff remarqua un colosse à la gueule spongieuse, qui mastiquait des semences de tournesol et crachait les écorces à la ronde. Il se sentit, tout à coup, faible et stupide. Qu’y avait-il de commun entre lui et ces êtres frustes et méchants qu’il avait à charge de convaincre ? Quelle langue leur parler ? Quelle autorité invoquer pour les toucher et les soumettre ?
— Écoutez tous, dit-il soudain.
Sa voix violente l’étonna, comme s’il eût fait partie de la foule et qu’un inconnu l’eût harangué avec les autres, du haut d’une tribune.