— Écoutez tous, je suis Constantin Kirillovitch Arapoff, médecin municipal d’Ekaterinodar…
— On le sait, cria une femme.
Arapoff baissa les paupières et le sang lui vint aux joues. Il continua cependant :
— Une épidémie de choléra ravage le quartier de la Doubinka. Nous devons nous unir pour combattre ce fléau. Vos proches sont morts ou risquent de mourir d’une minute à l’autre, faute de soins. Il importe de les sauver. Je veux les sauver avec vous, pour vous…
— C’est pas en restant ici que tu les sauveras, dit le vieillard avec force. Va-t’en, et la maladie s’en ira toute seule.
L’hostilité concertée, la bêtise opaque de cette assemblée déroutaient Constantin Kirillovitch. Il ramassa tout son courage et poursuivit en tenant haut la tête :
— Parlons franc. J’ai envoyé un médecin pour vous soigner et vous l’avez assassiné lâchement. La justice s’occupe de cette affaire. Les coupables seront découverts et châtiés…
Un rire énorme secoua l’auditoire. La colère gagnait Constantin Kirillovitch.
— Mon affaire, à moi, n’est pas de vous juger, dit-il. Pour moi, vous êtes des hommes. Et ma conscience me commande de vous guérir. Qu’est-ce que le choléra ? À quoi le reconnaît-on ? Comment peut-on le combattre ? Voilà ce qu’il faut que je vous apprenne.
— On le sait déjà ! hurla le colosse au visage spongieux.
— Qu’est-ce que tu sais ? demanda Arapoff.
— Je sais que, s’il y avait moins de médecins, il y aurait moins de choléra.
— Et pourquoi ?
— Qui est-ce qui a intérêt à ce qu’il y ait des malades ? Les médecins, parbleu !…
— Je vous soigne gratuitement.
— Parle toujours ! T’es payé par la ville ; on te balancerait, si tu n’avais plus de travail.
— Oui ! Oui ! Oui ! vociféraient des voix enrouées. Tueurs de pauvres ! Assassins ! Lâches !…
— Vous… vous ne savez plus ce que vous dites, bégayait Arapoff, éperdu de rage et d’impuissance.
— Partons, barine, dit le cocher. Regardez, les agents se défilent. Ils vont nous laisser seuls. On nous fera un mauvais sort.
— Tais-toi !, cria Arapoff.
Et il ajouta, tourné vers la foule :
— Vous ne me faites pas peur, tant que vous êtes !
— L’autre aussi n’avait pas peur, dit une femme.
— Laisse-nous, si tu ne veux pas y passer comme l’autre, aboya un gaillard, à la tête rasée et au nez aplati de Kalmouk.
— Je ne crains pas d’y passer comme l’autre, dit Arapoff, trempé de sueur et les poings serrés. Je fais mon devoir, voilà tout…
— Et c’est ton devoir que tu faisais hier soir, reprit la femme, lorsqu’on t’a vu jeter de la poudre empoisonnée dans le puits ?
Un silence terrible engourdit le troupeau massé autour de la calèche. Arapoff, à bout de nerfs, glapit tout à coup, comme un forcené :
— Qui est-ce qui a dit ça ?
— Moi !…
Une femme, à la figure rongée de petite vérole, aux yeux minuscules et roses, dressait un bras vengeur vers le ciel.
— Moi ! Moi ! Je t’ai vu.
— À mort ! À mort ! grondait la populace, et des poings se levaient au premier rang.
Les agents avaient disparu. Arapoff eut un mouvement de recul et demanda encore :
— Dans quel puits aurais-je, d’après-vous, jeté la poudre ?
— Dans celui-ci.
De nouveau, la foule eut un long cri de haine, puis se tut.
Arapoff sentait le calme revenir en lui. L’imminence du danger le rendait singulièrement lucide. Il éprouvait même une sorte de plaisir vaniteux à jouer sa vie sur une parole.
— C’est bon, dit-il. Va me chercher un verre d’eau dans ce puits que tu prétends empoisonné. Je boirai l’eau. Mais, si je ne meurs pas, c’est que tu as menti. Et, alors, je te ferai fouetter jusqu’au sang devant ces hommes et ces femmes que tu as trompés. Ma proposition est-elle équitable ?
— Oui ! Oui ! crièrent des voix.
— Alors, au travail. Mais comment t’appelles-tu, d’abord ?
Un hurlement de chienne lui répondit. La femme s’était écroulée à genoux. Elle se frappait le front contre la terre et déchirait sa robe sur sa poitrine, en gémissant :
— Seigneur, Seigneur… j’ai menti… Je n’ai rien vu… Je ne sais pas pourquoi j’ai parlé… Le diable m’a tentée… Le diable m’a tentée… Pardonne-moi !…
— Non, je ne te pardonne pas, dit Arapoff. Va me chercher l’eau. Je te l’ordonne. Je veux que tout le monde connaisse ma bonne foi.
La femme se traîna jusqu’au puits, tandis que la foule, haletante, suivait ses moindres gestes avec attention. Puis les spectateurs commencèrent à rire et à discuter entre eux. Arapoff distinguait mal leurs propos :
— Sacrée Matriona ! Elle fait plus de mal avec sa langue qu’avec une épingle ! On se demande pourquoi elle vit encore, cette vipère ! Regardez-la, elle se signe maintenant ! Et si l’eau était vraiment empoisonnée ? Eh bien, il mourrait, et ça nous éviterait de le descendre ! Prends ma cruche, Matriona, mais je te la casserai sur la tête si tu as menti !
Arapoff souriait d’un air las. Il avait risqué le tout pour le tout. Peut-être tomberait-il malade ? Peut-être mourrait-il dans un jour ou deux ? Les guérisons étaient rares. Et il n’aurait pas le temps de se soigner. Cependant, un enthousiasme grave le soutenait aux épaules. De nouveau, il retrouvait en lui cette impression de netteté, de discipline, qui était si agréable.
Des mains se passaient une cruche ébréchée et pleine d’eau. Le cocher la cueillit entre les doigts d’un vieillard et la tendit à Constantin Kirillovitch.
— Ne buvez pas, barine, chuchota-t-il.
Arapoff lui donna une tape sur le ventre, éleva la cruche jusqu’à ses lèvres et but l’eau fraîche à longs traits. Un silence respectueux entourait son geste.
Ayant vidé la cruche, il la retourna et la secoua au-dessus de la voiture.
— Et voilà ! cria-t-il. Me croyez-vous à présent ?
Nul ne lui répondit. La foule contemplait sérieusement cet homme qui risquait la mort pour prouver sa bonne foi et son dévouement. Tout à coup, un petit moujik à cheveux de paille se mit à hurler :
— Oui ! Oui ! nous te croyons ! Sauve-nous ! Sois notre père !
Arapoff eut envie soudain de descendre vers cet inconnu et de l’embrasser.
— Notre sauveur ! Notre sauveur ! reprenaient d’autres voix d’hommes et de femmes.
« Ils m’aiment… Et voilà, demain peut-être que je serai mort », songeait Arapoff. Il hocha la tête et réclama le silence, de ses deux bras étendus :
— Puisque vous croyez en moi, vous allez m’écouter sagement et retenir une bonne fois mes paroles. Lorsqu’un cas de choléra se déclare, il faut garder la maison propre, frictionner le malade, lui donner des boissons chaudes…
Le cocher se signait à petits gestes rapides. Les agents reparurent au premier rang. Ils étaient rouges. Visiblement, ils venaient de boire un coup.
— C’est gagné pour cette fois, dit l’un d’eux en desserrant d’un cran son ceinturon de cuir noir.
Arapoff parlait toujours, et le son de sa voix cuivrée lui procurait un plaisir intense.
— À présent, dit-il enfin, que je vous ai expliqué en quelques mots ce qu’il y a lieu de faire pour combattre le choléra, je vais visiter avec vous les malades. Conduisez-moi, mes amis.
Et il descendit de la voiture. Comme il mettait pied à terre, un homme se précipita sur lui et lui baisa l’épaule, dévotement. Des chapeaux volèrent au-dessus de la foule.