— Ho ! Ho ! hurlaient les garçons qu’elle éclaboussait en piaffant dans l’eau froide.
Artem joignit les mains avec extase :
— Une beauté ! Quelle femme tiendrait devant une bête pareille !
— À nous deux ! dit une voix claire.
Et Tchass apparut au revers de la berge. Il était entièrement nu. Son corps mince, à la poitrine évasée, aux hanches maigres, se découpait sèchement sur le fond ébloui du ciel. Il dévala la pente en quelques bonds amortis et pénétra dans l’eau. De la main gauche, il caressait le garrot de la jument. De la main droite, il pesait sur sa croupe. D’un saut, il l’enfourcha.
— Lâchez-la !
Les jeunes gens s’écartèrent. Et Michel écarquilla les yeux, avec un sentiment de joie.
Dans une apothéose de gifles pures, d’éclaboussures radieuses, le cheval se débattait, noir, diabolique, dément. Et ce cavalier nu le maintenait entre ses genoux, le frappait de sa main légère, riait, trempé de sueur et d’eau froide, et on voyait les muscles de ses cuisses contractés à se rompre, et les muscles de son ventre arqués en lyre solide, et les muscles de son cou tendus comme des cordes. Le soleil enflammait son profil brutal. D’un seul élan, la jument se cabra et s’effondra sur le dos. Le cavalier et sa monture plongèrent dans le courant jusqu’à mi-corps. Tchass se releva le premier. Un toupet de cheveux noirs lui pendait sur le front. La jument se dressa sur ses jambes de devant, puis sur ses jambes de derrière et poussa un hennissement plaintif. Mais à peine était-elle debout que Tchass bondissait sur son dos avec un hurlement guerrier. De nouveau, la jument se mit à tourner, à encenser de la tête, à crever la vague d’un sabot furieux. Pour la seconde fois, elle disparut dans l’eau avec son cavalier. Puis, elle émergea, ruisselante. Mais Tchass était déjà sur elle et la commandait du geste et de la voix.
À présent, la jument ne bougeait plus. Plantée sur ses jambes raides, elle ronflait, elle haletait sourdement.
— Elle a de l’eau dans les oreilles, dit Tchass. On peut la mener sur terre ferme. Je parie qu’elle garde un trop mauvais souvenir de son bain pour se rouler encore sur le dos.
Et il la frappa de ses talons nus. La bête partit en flèche, gravit le talus et fila droit devant elle, dans la plaine.
— Laissons-les, dit Artem. Ce n’est plus intéressant. Il va la fatiguer. Et, quand elle sera rendue, il en fera ce qu’il voudra. Le vent passe et l’herbe se couche. Dans quinze jours, tu pourras la monter toi-même.
Michel, émerveillé, demeurait au bord de l’Ouroup, les bras libres, la tête vide. Il ne pouvait oublier cet homme nu et cette jument noire, luttant corps à corps dans les gerbes ensoleillées de l’eau. Que n’avait-il quelques années de plus pour rivaliser d’adresse avec Tchass et ses compagnons !
Une fraîcheur amère venait de l’eau. Sur la rive opposée, la plaine continuait, jaune et verte, pour se fondre au bord du ciel dans une vapeur absinthe. Artem avait allumé sa pipe et l’odeur âcre du tabac se mêla au parfum de l’herbe.
— Apprends-moi à lancer le lasso, Artem, dit Michel.
— Je t’ai déjà montré.
— Montre encore.
Artem ramassa négligemment le lasso de Tchass – une longue corde de crins tressés, terminée par un coulant en bois de bouleau – le roula en spires concentriques et l’affermit dans la main de Michel.
— Tiens-le bien. À l’étranger, il paraît qu’ils le font tourner au-dessus de leur tête. Chez nous, c’est à hauteur de hanche qu’on le prépare. Balance doucement… Vise… Vise la branche de cet arbrisseau… Mieux que ça… Réfléchis… Vise… Réfléchis…
Les gros doigts d’Artem serraient les doigts de Michel, guidaient légèrement son geste, et l’enfant sentait derrière son épaule ce corps robuste, cette odeur de pipe, ce souffle.
— Prépare-toi… Attention… Hop… À merveille !
La boucle s’était accrochée à la souche. Michel tira sur le nœud coulant et, bien qu’il fût à pied, passa prestement la corde sous sa cuisse, comme il l’avait vu faire à Tchass.
Artem riait à pleine gorge, les mains au ventre, son grand nez pointé vers le ciel :
— Un vrai Tcherkess !
Michel se redressa avec orgueil. Aucun compliment n’aurait pu le toucher davantage. Un vrai Tcherkess. Voilà ce qu’il voulait être. Il lui était indifférent que les Comptoirs Danoff fussent les plus réputés d’Armavir. Malgré les montagnes de drap et de roubles d’or, il serait un Tcherkess. Il vivrait dans une hutte de terre glaise, se nourrirait de chachlik, de lait caillé, de gruau, boirait de l’hydromel et monterait des chevaux sauvages à longueur de journée. L’espace d’un éclair, il s’imagina, nu, sur une pouliche d’ébène, la giflant à pleines mains, lui broyant les côtes, et l’eau lui sautait au visage et dans les yeux pour le punir de son audace.
Un meuglement prolongé secoua la plaine. Les vaches descendaient à l’abreuvoir. L’horizon se voilait de lumière jaune. On eût dit qu’une poussière de cuivre, impalpable, brouillait la vue. Venait-elle du ciel ? Venait-elle de l’herbe ? Le monde entier trembla derrière cette nuée fine. Un coup de vent creusa la steppe. Le soir tombait. Michel se sentait très seul et très grand, tout à coup. Un chien aboyait au loin.
— Viens boire une tasse de lait, dit Artem. Puis tu retourneras chez toi. Le soleil va se coucher. Il ne faut pas que ton père s’inquiète.
Un vaste foyer de pierre occupait le centre de la masure. Le tuyau de tôle montait en cône jusqu’au plafond. Les murs, en terre glaise, étaient décorés de poignards d’argent, de sabres damasquinés et de peaux de bêtes. Et, sur le sol, traînaient des coussins de cuir et des bourkas en feutre pelé. Artem et Michel s’assirent en tailleur devant une table basse. Tout en buvant son lait, l’enfant écoutait les bruits crépusculaires de l’aoul(1), la rentrée des chevaux, les rires des femmes, l’appel des hommes essoufflés et joyeux. Un musicien invisible jouait sur la flûte de roseau. Quelqu’un l’accompagnait en claquant deux pièces de bois l’une contre l’autre, au rythme de la mélodie. Une voix grêle chanta :
Allah verdy ! Que Dieu soit avec toi
Quelle que soit ta terre d’origine…
— Je voudrais rester parmi vous, dit Michel.
Artem essuyait ses grosses lèvres barbouillées de lait :
— On ne peut pas, Michel… On ne peut pas…
La fille d’Artem, une Circassienne mince, les cheveux tordus en tresses, les jambes enfournées dans des pantalons bouffants en soie bleue, entra dans la pièce et s’inclina gravement devant l’invité. Elle tenait à deux mains un de ces fromages tcherkess, ronds, durs et légèrement dorés, comme de la corne.
— Accepte-le, dit Artem. Et reviens-nous bientôt.
— Demain… Après-demain… Tous les jours ! dit Michel.
Une barrière de ronces marquait la limite de la propriété. À l’approche du crépuscule, les feuilles devenaient pointues et méchantes. Un épervier planait au-dessus de Michel, avec une lenteur redoutable. Michel bâilla de fatigue et de plaisir « Bientôt, on va marquer les chevaux au fer… Puis, il y aura la fête de l’aoul… Enfin, mon propre anniversaire, dans un mois… »
Le cheval dépassa les broussailles et partit au galop sur la route ouverte. Michel tenait les rênes d’une main et, de l’autre, balançait un lasso imaginaire à hauteur de sa hanche.
« Je suis Michel, le Djiguite ! » criait-il.