— Matriona ! Matriona ! Tu peux graisser ton dos ! cria quelqu’un.
Tout le monde se mit à rire. Et Arapoff riait aussi en avançant dans cette cohue déférente. « Non, je ne mourrai pas, pensait-il. Ils m’aiment trop pour que je meure. »
Il était six heures du soir, lorsque la calèche d’Arapoff quitta la Doubinka et pénétra dans les rues d’Ekaterinodar. Les façades des maisons, roses et blondes, exhalaient la chaleur qu’elles avaient accumulée tout au long de ce beau jour d’été. La chaussée, pavée de briques rouges, aveuglait le regard comme une coulée de sang.
Arapoff était content de sa visite, mais déprimé et fébrile. Ce n’était pas la crainte de sa propre mort qui l’obsédait ainsi, mais une pensée plus lointaine. La pensée de ceux qui lui survivraient et qui souffriraient ce qu’il n’aurait pas souffert. Il se rappela le petit moujik aux cheveux de paille. Il avait une veste de peau, déchirée au coude, une casquette de cuir et des bottes trop larges qui bâillaient autour de ses mollets maigres. Et il criait de joie après avoir crié de haine. Ils étaient des millions de petits moujiks semblables à celui-ci, qui changeaient leur haine en joie et leur joie en haine, pour le prix d’un geste ou d’un mot. « C’est si facile de les retourner. Et, si on les retourne, c’est le monde entier qui est retourné. Car le monde entier repose sur eux, sur ces millions d’êtres anonymes, aux regards d’enfant et aux poings meurtriers. Si je n’avais pas trouvé la phrase qu’il fallait, j’étais mort. Saura-t-on toujours trouver la phrase qui leur convient ? »
Arrivé à ce point de ses réflexions, Arapoff arrêta la calèche devant la boutique d’un parfumeur et entra dans le magasin en sifflotant. Il avait besoin, tout à coup, de respirer un parfum, de croquer une friandise, de contempler une fleur. La vanité même de ces plaisirs lui était agréable ; ils étaient les signes d’un monde précieux et fragile, d’autant plus délectable qu’il paraissait condamné.
« Notre univers n’existe que par un miracle d’habitude. Tout est à la merci de tout ! »
Il demanda un flacon de « Fougère royale », versa du parfum dans ses mains ouvertes et les appliqua en cornet sur ses narines. D’un côté « Fougère royale », et de l’autre, la menace hideuse de la Doubinka. Comment Dieu permettait-il qu’il y eût à la fois cette « Fougère royale » et cette Doubinka ? Il frissonna.
— Votre vendeuse est bien jolie, dit-il à la caissière. Je vous félicite.
La vendeuse rougit et eut un petit rire clairet de jeune fille.
— Vous me flattez, Constantin Kirillovitch.
— Tiens, vous connaissez mon nom ?
— Qui ne le connaît pas à Ekaterinodar ?
Arapoff sourit avec une satisfaction puérile et se lissa la barbe du bout des doigts. « Non, je ne mourrai pas. Non, ce monde ne mourra pas… », songea-t-il encore. Et il dit bien haut
— Au revoir, mesdames, je reviendrai.
— Il arrive ! Il arrive !
Toute la famille était rassemblée devant la grille. Arapoff reconnaissait le corsage bleu clair de sa femme, la robe marron de Tania, le chapeau de paille de Lioubov, et la jupe noire dont Nina s’affublait pour jouer avec les bêtes de la basse-cour. Derrière elles, Akim secouait les bras et poussait des exclamations stridentes. La calèche s’arrêta et les enfants coururent à la rencontre de leur père.
— Ne me touchez pas ! cria Constantin Kirillovitch. Pour l’amour du Ciel, ne me touchez pas ! Je vais me changer, me laver, me désinfecter. Nous parlerons ensuite.
Zénaïde Vassilievna venait vers son mari, le visage défait, les yeux bouffis de larmes :
— Dis-nous au moins si tout s’est bien passé ?
— On ne peut mieux. D’ailleurs, vous me voyez devant vous en chair et en os, que vous faut-il de plus ?
— Tout de même, je ne suis pas tranquille !
— Est-ce que tu as dû te battre avec eux ? demanda Akim, avec une sorte de voracité rapide.
— Oui… Seul contre dix mille. Et j’ai triomphé. Tu es content ?
Arapoff eut un sourire narquois, écarta ses enfants et gravit les marches en sautillant un peu pour « faire jeune ».
— Nous prenons le thé dans le jardin ; tu viendras nous rejoindre, dit Zénaïde Vassilievna.
Arapoff se lava des pieds à la tête, frotta ses mains à l’ichtyol et revêtit une robe de chambre légère en soie crème passementée de vert. Puis, il alluma un petit cigare et pénétra dans son bureau de bois sombre et de cuir marron. Il voulait s’isoler un peu avant de retrouver sa famille. Il avait besoin de réfléchir à son aventure. Ce fut avec un sentiment d’allégresse coupable qu’il s’allongea sur les coussins du divan de consultation. Par la fenêtre ouverte, arrivaient les voix déréglées des enfants, la voix sage de Zénaïde Vassilievna. Ils étaient assis là. Ils l’attendaient. Ils dépendaient de lui, comme une grappe. Grâce à eux, une épaisseur tiède et vivante l’enveloppait de toutes parts. Plus jamais, il ne serait seul. Cette pensée lui procurait un bien-être physique. Il songea au temps lointain où il s’était établi dans la ville. Il avait vingt-sept ans, à l’époque. La cité n’était encore qu’une bourgade cosaque, accrochée aux marais clapotants du Kara-sou, avec des rues noyées de boue noire et bordées de trottoirs en planches. Les jeunes filles se rendaient au bal, debout dans des charrettes à bœufs. Le seul orchestre de l’endroit était la clique du régiment. Mais, avec les années, des maisons neuves avaient poussé par centaines, et la situation de Constantin Kirillovitch s’était rapidement améliorée. À trente ans, Arapoff avait épousé une jeune fille aimable et modeste. Zénaïde Vassilievna venait d’achever les cours du sévère Institut Smolny, lorsque Arapoff la rencontra dans une réunion mondaine. Elle était d’origine allemande, rougissait à tout propos, n’avait rien vu, rien lu, rien appris d’utile, et accepta le mariage avec un effarement extasié. Arapoff lui fit des enfants, parce qu’il aimait les enfants et qu’il fallait bien occuper sa femme. À présent, la ville comptait plus de cent mille habitants. La famille d’Arapoff était nombreuse et saine. La clientèle avait triplé en dix ans. Arapoff était connu de tous, aimé, fêté, gâté ; il avait su réaliser son rêve et acheter un petit jardin aux confins de la cité pour cultiver des roses. Les roses, le cercle, quelques maîtresses fugitives, une bonne chère, une brave femme, de beaux enfants, un travail considérable et varié, que pouvait-il souhaiter encore ? Constantin Kirillovitch regardait la vie avec contentement. Mais, déjà, une pensée inquiète altérait son plaisir. Les enfants. Partis de lui, détachés de lui, quelle serait leur démarche dans un univers hostile ? Lioubov aurait dix-sept ans bientôt. Elle se révélait coquette, frivole et paresseuse. Zénaïde Vassilievna échafaudait pour elle des projets de mariage approximatifs. Mais la gamine se plaisait aux promenades de la rue Rouge. Jeunes gens et jeunes filles déambulaient en groupes, le long de cette voie élégante, pavée de briques écarlates, et promise de longue date aux intrigues sentimentales.
— Je vais me promener dans la rue Rouge, disait Lioubov en ramassant le coin de sa robe.
Et Arapoff savait déjà qu’il la rencontrerait flanquée de deux ou trois garçons exaltés et timides, à qui elle disait « Vous êtes insupportables ! » et pour qui elle riait très fort, en montrant ses dents blanches et en renversant la tête.
Tania donnait plutôt dans le romantique, lisait des livres français en cachette, fredonnait des valses, tenait un journal et affectait un maintien langoureux, bien qu’elle fût une solide gaillarde de quatorze ans, aux joues roses comme des pommes frottées, et aux yeux bleus et clairs de nourrisson.