Nina, elle, s’intéressait toujours aux petits chats abandonnés et aux chiens galeux, et disait qu’elle épouserait un vétérinaire.
Akim, qui avait eu dix ans avant-hier, posait au stoïcien, se plantait des aiguilles dans la main pour éprouver sa capacité de souffrance, refusait de dormir sur un matelas, méprisait les filles et suçait des cailloux afin d’acquérir une mâchoire volontaire.
Quant à Nicolas… Constantin Kirillovitch poussa un soupir « Il finira bien par se ranger, Nicolas. Ses études finies, nous l’établirons à Ekaterinodar. Il se mariera. Il aura des enfants. Lioubov aussi se mariera, et Tania, et Nina, et Akim lui-même. »
Des mariages, des luttes, des victoires, des morts, des naissances, la descente du sang dans des ramifications inconnues, la transmission du nom à des êtres nouveaux, l’écoulement des gestes, des voix, des silences… Constantin Kirillovitch imaginait difficilement cette échelle dénouée dans le vide.
Une hâte inquiète le prenait de caser ses enfants, de les marier, des les enchaîner, de les « vieillir ». Vivrait-il assez longtemps pour être rassuré sur leur compte ? De nouveau, cette idée de la mort le frappait au cœur. Il se rappelait la cruche d’eau qu’il avait bue à la Doubinka. Il fallait interdire au cocher d’en parler à Zénaïde Vassilievna. Mais on le saurait en ville, on le répéterait de porte en porte. D’ici là, le péril serait dépassé. Avait-il la fièvre ? Non. Un peu chaud, seulement.
— Papa ! Papa, que fais-tu ? Tu nous délaisses.
Il sursauta et s’approcha de la fenêtre. Zénaïde Vassilievna et ses enfants s’étaient assis autour d’une table ronde, dans le jardin. On avait allumé une lampe et ce cercle de clarté jaune les isolait au centre du monde. Lioubov s’appliqua une claque sur le bras.
— Sales moustiques ! dit-elle. Je serai jolie, demain, si ça continue.
Tania lisait des vers à mi-voix :
Que ne suis-je l’oiseau, le corbeau de la steppe
Qui vient de survoler mon front !
Que ne puis-je planer comme lui dans les airs.
Et n’aimer que la liberté !
Occident, Occident, je volerais vers toi…
— De qui est-ce ? demanda Arapoff.
— De Lermontoff, dit Tania.
— Je trouve ça grotesque, dit Lioubov. Il serait bien embêté s’il était corbeau.
Tania ferma le livre. Dans la salle à manger, les serviteurs dressaient la table. On entendait tinter la vaisselle.
— Alors, tu viens papa ? demanda Nina. On s’ennuie sans toi.
— Oui, oui, je viens, dit Arapoff. J’étais fatigué. J’ai somnolé un peu.
Et, pour faire rire les enfants, il sauta dans le jardin par-dessus le rebord de la fenêtre.
CHAPITRE III
Depuis trois quarts d’heure, Philippe Savitch Bourine déambulait à longues enjambées de la fenêtre du salon à la bergère bouton d’or.
— Vous êtes sûre qu’il rentrera pour le souper ? demanda-t-il enfin.
Zénaïde Vassilievna, qui travaillait à une tapisserie, secoua la tête :
— On n’est jamais sûr de rien avec lui. Il a dit qu’il rentrerait…
— Oui… Oui… Il est encore avec ses cholériques ?
— Hélas !
— On n’a pas idée ! Il faudra que je me résigne à attraper le choléra pour avoir sa visite !
Tania et Lioubov, qui étaient assises sur le sofa et feuilletaient un journal illustré, pouffèrent de rire. Philippe Savitch fronça les sourcils. Un tic rapide fit sauter sa paupière gauche. Il était un peu ivre et, comme toujours dans ces cas-là, n’admettait pas la plaisanterie.
— Voulez-vous que je lui fasse une commission ? demanda Zénaïde Vassilievna.
— Merci. Je préfère lui parler moi-même, dit-il rudement.
Mais aussitôt, il s’aperçut de sa maladresse et murmura :
— Il y a si longtemps que je ne l’ai vu ! Vos filles ont encore embelli depuis ma dernière visite…
— Il y a sept jours, dit Lioubov.
— Vous avez bonne mémoire… Hum… N’a-t-on pas ouvert la grille ?
— Mais non.
Il y eut un silence gêné, et Tania se pencha vers Lioubov pour lui chuchoter à l’oreille :
— Le pauvre, il a des chagrins d’amour !
— Avec une tête pareille ! dit Lioubov.
Tania rougit et haussa les épaules :
— Je ne le trouve pas si mal… Une distinction triste et méchante…
— Surtout depuis qu’il s’est mis à boire.
— Quelle sottise !
— Il pue l’alcool à dix pas.
— Ce n’est pas vrai.
— Tu parles de lui dans ton journal ?
— Non.
— Ah ! je croyais…
— Pourquoi ?
— Akim m’avait dit…
— Qu’en sait-il, Akim ?
— Il a trouvé ton carnet, et il l’a lu en cachette.
Tania s’enflamma jusqu’au bout du nez :
— La belle affaire. Il n’a rien pu comprendre. C’est chiffré.
— Asseyez-vous, Philippe Savitch, dit Zénaïde Vassilievna. Vous me donnez le mal de mer. Votre femme va bien ?
Philippe Savitch eut un regard traqué, porta la main à sa pomme d’Adam pointue et dure comme une corne, et répliqua :
— Bien… oui… je vous remercie… Un peu fatiguée par ces chaleurs, toutefois…
— Et Volodia ?
— Je viens de recevoir une lettre de lui.
Tania redressa la tête.
— Ah ! oui ? En quelle classe est-il donc à présent ? demanda Zénaïde Vassilievna.
— En sixième. Il travaille correctement. Je suis content. Mais je compléterai son éducation. À l’école de préparer les hommes, aux parents de les parfaire. Je vais le parfaire, le parfaire, oui.
— Et plus tard ?…
Philippe Savitch réprima un hoquet. Ses yeux s’emplirent de larmes. Il renifla et répondit d’une voix vague :
— Plus tard, j’espère le faire entrer comme directeur dans l’affaire des Danoff. Vous savez qu’ils ont acheté un terrain à Ekaterinodar pour y installer une succursale ? Mon fils et Michel Danoff sont devenus d’excellents amis. Et je m’en félicite. Les Danoff l’invitent régulièrement chez eux pour les grandes vacances. Des gens frustes. Des Tcherkess. Ou de faux Arméniens. Mais ils ont de l’argent. N’est-ce pas une calèche qui tourne le coin de la rue ?
Tania et Lioubov bondirent à la fenêtre :
— Si. C’est papa.
— Tant mieux, soupira Bourine… ou plutôt… excusez-moi… cet entretien était fort agréable, mais je suis tellement pressé de revoir Constantin Kirillovitch !
— Pauvre Philippe Savitch, murmura Tania. Il a l’air si malheureux, si malheureux ! Sûrement, il n’a pas la femme qu’il lui faut.
— Il en a deux, ricana Lioubov en tirant sa sœur vers la porte. Viens au-devant de papa. Oui, il en a deux… Sa femme et une autre… Une modiste…
— Ce n’est pas vrai ! cria Tania dans l’antichambre. D’ailleurs, s’il a deux femmes, il est encore plus à plaindre, parce qu’aucune des deux ne le comprend !
— Et toi, tu le comprends ?
— Je ne réponds pas à des questions stupides !
— Eh bien, eh bien, on se dispute en mon absence, dit Constantin Kirillovitch en gravissant lourdement les marches du perron.