— Tu ne me demandes pas ce que je vais devenir après son départ ? dit-il d’une voix sourde.
— Ma foi, j’ai ma petite idée là-dessus.
— Je crains qu’elle ne soit fausse.
Arapoff, excédé, serra les dents.
— Écoute, dit-il, je suis fatigué. Il y a des gens qui meurent par centaines à Ekaterinodar… Et toi… toi tu viens moduler des gémissements de matou dans mon bureau, pour une affaire dont tu ferais mieux de rire. Parle-moi d’autre chose, ou va-t’en au diable !
— Je m’en vais au diable, dit Bourine avec amertume.
Il renifla et se dirigea vers la porte. La main sur la poignée, il regarda son ami longuement, tendrement et proféra à voix basse :
— Adieu, Constantin.
— Je passerai te voir demain.
— C’est ça… C’est ça… Ça me fera plaisir, dit Bourine. Mais adieu, quand même.
Un brusque sanglot lui monta aux lèvres et il s’enfuit en criant encore :
— Adieu !
La porte d’entrée claqua sourdement au bout du corridor. Arapoff sursauta : « Il serait bien capable !… Mais non, je le connais… » Un contentement égoïste lui vint à considérer la tranquillité de son existence familiale comparée aux désordres où se débattait son ami. Quel génie bienveillant le préservait, lui, Constantin Kirillovitch, de ces complications sentimentales et pécuniaires ? Tout était calme et net dans la maison et dans le cœur d’Arapoff. La fortune modeste était gérée par les soins de Zénaïde Vassilievna. La table était copieuse, les amis, innombrables. Et, lorsque le désir l’en prenait, il savait où retrouver certaine petite actrice potelée et bavarde.
« Ce soir, peut-être… »
Il secoua le front. Le récit de Bourine avait réveillé en lui une brusque envie d’honnêteté conjugale, de repas généreux et de pantoufles. « Demain. J’irai demain », se dit-il. Puis il s’étira, fit craquer ses mains l’une contre l’autre.
La porte du bureau se décolla du chambranle, et Zénaïde Vassilievna passa la tête par l’entrebâillement.
— Il est parti ?
— Oui.
— Et tu vas souper au Cercle ?
— Non.
Elle rougit et ses yeux brillèrent gaiement.
— Les enfants ! Les enfants ! Votre père reste souper avec nous ! cria-t-elle.
Il y eut une galopade effrénée dans le couloir. On entendit Lioubov qui répétait :
— Papa reste souper avec nous ! Papa reste souper avec nous !
Arapoff, envahi d’une tendresse imprévue, se sentait devenir mou et serein, respectable et charmant.
— Viens m’embrasser, Zina…
Elle s’approcha de lui, rose et confuse, comme une toute jeune fille. En se penchant sur elle, il respira un parfum léger de savon aux violettes. Une force irrésistible refoulait Arapoff vers ce passé lointain où tremblaient des bougies, où tournoyaient des longues robes blanches. Et il était triste, soudain, à cause du chemin parcouru. Mais cette tristesse, juste et noble, lui faisait du bien.
— Tu sais, dit-il, il y a six jours, je craignais un peu d’avoir attrapé le choléra à la Doubinka. Mais tout danger me semble écarté, à présent.
Une expression peureuse arrondit les prunelles bleues de Zénaïde Vassilievna :
— Pourquoi ne m’en avais-tu rien dit ?
— Parce que je t’aime, murmura-t-il.
Elle cacha la tête dans l’épaule de son mari. La porte étant restée ouverte, Arapoff repoussa le battant d’un coup de pied.
Accoudées à la fenêtre de leur chambre, Tania et Lioubov contemplaient la nuit. Elles avaient roulé les manches de leur chemise et dénoué leurs cheveux profonds. Au-dessus des tilleuls endormis, le ciel montait d’une seule pièce, lisse et lavé, mince et pur, telle une vitre. Des étoiles palpitaient à la limite du regard. Une lune ovale marquait le centre du monde. Son contour était vif comme celui d’une médaille. Et des lueurs poudreuses, vertes et rousses, irradiaient d’elle et vibraient dans les feuillages des arbres.
— C’est tellement beau que cela donne envie de pleurer, dit Tania.
Un souffle tiède apporta l’odeur de l’herbe, de la poussière et des marécages lointains.
— Près des marais de Kara-sou, on doit entendre chanter les grenouilles, dit encore la jeune fille.
Lioubov, elle, se taisait. Son profil dur, aux lèvres gourmandes, triomphait de l’ombre. Mais la nuit commençait à la racine de ses cheveux. Une horloge sonna minuit. Puis, le silence revint sur la ville, et Lioubov bâilla.
— Toi, dit-elle enfin, tu es amoureuse, et tu ne veux rien me raconter.
— Je n’ai rien à te raconter, dit Tania.
— C’est bon, c’est bon ! Mais, si tu me dis les secrets de ton cœur, je te révélerai quelque chose de très important sur mon compte.
— Quelque chose de… de sentimental ?…
— Peut-être.
— Tant pis, je ne te dirai rien.
Lioubov eut un rire assourdi et enlaça du bras la taille de sa sœur.
— Ma petite Tania, chuchota-t-elle, tu te crois très forte, mais j’ai deviné. Tu aimes vraiment Philippe Savitch Bourine ?
Tania baissa la tête.
— Oui, dit-elle. C’est monstrueux, n’est-ce pas ? Je l’aime tellement que, lorsqu’on prononce son nom devant moi, mon cœur se rétrécit et s’arrête de battre. Un homme marié. Un père de famille. Et moi, une jeune fille honnête… C’est pire que dans les romans…
— N’exagérons pas. Mais je dois savoir : il n’y a rien eu entre vous, en somme ? demanda Lioubov avec gravité.
— Tu es folle ! Mais ce n’est pas tout. Je crois que j’aime aussi son fils.
— Volodia ?
— Oui.
— Je pensais que tu lui préférais Michel Danoff.
— Tu plaisantes ! Je n’ai plus revu Michel depuis… depuis quatre ans ! Il était bien gentil, je crois, mais pas au point de me faire oublier Volodia. D’ailleurs, toi aussi, tu étais amoureuse de Volodia…
— Il serait plus exact de dire qu’il était amoureux de moi.
— Ah ! Lioubov, dit Tania, en fronçant les sourcils, quelle aventure ! Réfléchis un peu, le père et le fils. Est-ce que tu trouves que je suis vraiment dépravée ?
Lioubov s’écarta de la fenêtre et fit quelques pas dans la chambre, sans dire un mot. On entendait claquer ses pieds nus sur le parquet.
— Viens par ici, dit-elle enfin, en s’asseyant au bord du lit. Il y a plus d’ombre.
Tania s’assit à côté de sa sœur et lui passa un bras autour du cou.
— Comme tu dois me juger mal ! dit-elle.
— Non, dit Lioubov. Ton affaire est étrange, mais j’entrevois une solution.
— Laquelle ?
— Tu ne peux pas aimer Philippe Savitch, puisqu’il est marié, et tu ne peux pas aimer Volodia, puisqu’il n’est pas là. Du moins, tu ne peux pas les aimer efficacement.
— Efficacement ?
— Oui, tu… tu ne peux pas les embrasser, par exemple…
— Oh !
— Donc, si tu ne peux pas les embrasser, tu dois chercher quelqu’un d’autre.
— Je ne veux pas.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est les deux Bourine que j’aime. Ça ne m’intéresse pas d’avoir quelqu’un à embrasser. Ce qu’il me faut, c’est quelqu’un à aimer.
— Tu as tort, dit Lioubov. C’est bon d’embrasser.
— Tu as déjà essayé ?
Lioubov se mit à rire d’une façon insupportable :
— Oui… Mon Dieu, que tu es sotte !
— Et c’est ça ta révélation ?
— En partie.
Tania sauta sur le lit à deux genoux et empoigna sa sœur par les cheveux :