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— Lioubov ! Lioubov ! Je n’aurais jamais cru ! Quelqu’un t’a embrassée ? Où ça ?

— Dans le jardin aux roses. Nous y allons en cachette.

— Je veux dire où ça, sur le cou ?

— Ah ! Eh bien, oui, sur le cou, derrière les oreilles, sur les mains, sur la bouche, dit Lioubov.

— Et alors ?

— Et alors, c’est très agréable. Il est amoureux fou de moi. Il me dit « Lioubotchka ! Lioubotchka ! Tu es ma petite reine… »

— Il te dit « ma petite reine », murmura Tania, suffoquée.

— Oui.

— Et il te baise la main ?

— En arrivant et en partant. Et quelquefois pour d’autres raisons.

Tania regardait le visage noyé de sa sœur. Deux prunelles brillantes sortaient de l’ombre. La respiration de Lioubov était irrégulière. Sûrement, elle était plus émue qu’elle ne voulait le paraître.

— Et toi, tu l’aimes ? demanda Tania.

— Oh ! il m’amuse, dit Lioubov. Tu sais, je suis très coquette, très frivole…

— Quelle chance tu as ! soupira Tania.

Et elle se sentit si triste, si abandonnée, si laide tout à coup, qu’elle eut envie de pleurer. Elle demanda encore :

— Nos parents le savent ?

— Non, mais ils le sauront.

— Tu vas leur dire ?

— Lui. Il va leur demander ma main.

— Non ?

Tania avait fait un bond en arrière.

— Tu mens ! s’écria-t-elle.

— Je t’assure. Il s’appelle Ivan Ivanovitch Kisiakoff. Il possède une grande propriété aux environs de…

— Mais je le connais ! dit Tania, stupéfaite. Il a un visage comme une courge et une grosse barbe noire. Il est venu chez nous, l’année dernière, et tu l’appelais « Méphisto », et tu te demandais comment il faisait pour dormir avec une si grande barbe !

— Ce n’est pas vrai, dit Lioubov avec violence. Il a un visage puissant et une barbe très normale. En tout cas, il est mieux que ton Philippe Savitch, qui a un tic dans la joue gauche, et renifle tout le temps, et se paye une maîtresse en ville. Et voilà tout !

— Tu as raison, tu as raison, balbutiait Tania. Il n’est peut-être pas mal du tout, ce Kossikoff !

— Kisiakoff, dit Lioubov sévèrement.

— Kisiakoff, oui… Et tu vas l’épouser ? Mais c’est fou ! Mais c’est fou, Lioubov ! Mais tu ne te rends pas compte ?

À présent, une gaieté nerveuse animait la jeune fille. Elle se leva et se mit à marcher dans la chambre. Elle riait, soupirait, battait des mains. Elle finit par se jeter sur sa sœur pour la pincer et l’embrasser furieusement.

— Lioubov ! Lioubov ! Tu vas devenir une dame. Mme Kisiakoff… Et on te respectera… Et tu auras de belles robes… Et, et… Non… Je ne sais pas encore t’expliquer ce que je ressens…

— Oui, c’est un parti assez magnifique, dit Lioubov avec componction. Il est riche, intelligent, il m’adore…

— Comment peut-on ne pas t’adorer ? Tu es si jolie !

— C’est le jour où j’ai changé de coiffure qu’il a demandé ma main…

— J’en étais sûre ! Au bal, n’est-ce pas ?

— Au bal, oui… Il dit que je danse à ravir. Je te donnerai mes vieilles robes quand je me marierai. Seulement, pas un mot à nos parents avant demain soir…

— Je comprends, je comprends. Je saurai me taire, dit Tania.

Elles gardèrent le silence, un long moment, le regard fixé sur la fenêtre ouverte où bougeaient des feuillages d’argent. Un coq chanta, très loin, trompé par la lueur blanche de la lune. D’autres coqs lui répondirent. Une calèche passa dans la rue. Lioubov songeait aux fastes de son mariage prochain. Tania s’abandonnait à une rancune nouvelle : « Pourquoi elle ?… Pourquoi elle, déjà ? Elle est belle, mais si sotte, si coquette, si égoïste. Elle ne peut pas rendre un homme heureux. Même pas un Ivan Ivanovitch Kisiakoff, qui a l’air d’une courge et dont la barbe est si noire. Et moi, je reste… »

Une buée fine brouillait ses yeux. Elle pensait à Philippe Savitch, à son sourire mélancolique et méchant, à sa démarche brusque. Elle l’avait vu sortir de la maison comme un fou, la veste ouverte, le chapeau cabossé. Il était égaré par la douleur. Et il ne savait pas qu’elle rêvait à lui, qu’elle pleurait pour lui dans cette nuit chaude. L’odeur du tilleul était d’une douceur accablante. L’air manquait dans la poitrine. La chemise collait à la peau. Tania porta une main à son cœur qui battait trop vite, ferma les paupières et sentit deux larmes brûlantes qui se détachaient de ses cils et coulaient lentement sur ses joues.

Lioubov s’était levée et coiffait un bonnet de dentelle à rubans roses.

— Tu te couches, Lioubov ?

— Oui. J’ai dit tout ce que j’avais à dire.

— Oui… oui… bien sûr… Tout est dit, tout est décidé, murmura Tania.

Et elle se dirigea vers son lit. Comme elle repoussait les couvertures, elle sentit un objet insolite sous ses doigts. Elle se rejeta en arrière et cria :

— Qu’est-ce que c’est ?

Une brosse à crins durs avait été glissée entre les draps.

— C’est encore Akim qui a caché cette brosse dans mon lit ! Ce… ce gamin !… Ce sale gamin ! gémit Tania.

Et elle éclata en sanglots. N’était-il pas odieux qu’on lui cachât des brosses dans son lit, alors qu’elle dépérissait de chagrin ? N’était-il pas cruel qu’on la taquinât au lieu de la plaindre et de l’admirer en silence ?

— Voilà… Personne, personne ne m’aime, bredouillait Tania entre deux hoquets.

Derrière la porte une voix gouailleuse hurla :

— Attrapée ! Attrapée ! Toutes les filles des idiotes !

Et deux pieds nus détalèrent dans le corridor.

CHAPITRE IV

Les réjouissances étaient rares à l’Académie d’études commerciales pratiques. Quelle que fût la nature de ces divertissements, les élèves les attendaient avec fièvre. En hiver, ils espéraient le « drapeau blanc » que les pompiers hissaient à la tour de surveillance de leur caserne, dès que la température descendait à moins vingt degrés Réaumur. Ce drapeau blanc était le signe officiel du congé pour cause de froid. Les externes restaient chez eux, et les internes bénéficiaient d’une liberté relative dans le préau de l’école. Le jour du protecteur était également fort apprécié par les collégiens. Le protecteur de l’Académie était le fabricant de chocolat Abrikossoff, et, à l’occasion de sa fête, les inspecteurs distribuaient à chaque élève une demi-livre de bonbons pralinés. Enfin, lors des anniversaires impériaux, tous les établissements d’enseignement recevaient des invitations gratuites aux deux théâtres d’État. Pourtant, ces distractions estimables ne tenaient pas devant l’annonce du grand bal de l’Académie. Ce grand bal, externes et internes y rêvaient plusieurs semaines à l’avance. On parlait de l’ornementation magnifique des salles, du programme de danses arrêté par M. Labadie, de l’arrivée probable du danseur Chachkline, chargé des fonctions d’organisateur et de boute-en-train. Les élèves comparaient leurs listes d’invitées. Le moindre nom de jeune fille s’entourait de marchandages fébriles :

— Si tu invites ta cousine Ida, j’inviterai ma cousine Suzanne…

— Est-ce que ta sœur aînée sera là ? Parle-lui de moi et je te donnerai mon canif suisse à cran d’arrêt.

Les listes définitives, fruits d’insomnies, de discussions et de manœuvres, étaient enfin transmises à la direction de l’Académie. La direction étudiait le document, rayait les noms des personnes notoirement indésirables, et communiquait les cartes d’entrée, pour approbation, aux parents des élèves. Lorsque le nom d’une jeune fille avait franchi ce double feu de barrage, l’espoir naissait au cœur du soupirant, et il n’y avait plus à craindre qu’un malaise de la bien-aimée ou une brusque fâcherie de sa mère. Mais c’étaient là des conjonctures tellement exceptionnelles qu’il valait mieux ne pas y penser.