— Et toi, qui as-tu invité ? demanda Michel à Volodia, peu de temps avant le bal.
— Personne.
— Moi non plus.
— Ne t’inquiète pas, mon cher. N’y aurait-il que deux filles, elles seraient pour nous.
— Pourquoi ça ?
— Parce que nous savons leur parler.
Et Volodia fit claquer ses doigts avec une vigueur alerte. Michel admirait beaucoup Volodia. Pas une seule fois, durant ces quatre années d’études en commun, il n’avait mis en doute les mérites exceptionnels de son meilleur ami. Volodia savait tout. Volodia pouvait tout. Volodia serait un grand homme. Déjà, il recueillait tous les premiers prix de la classe. Et, pourtant, il ne travaillait guère plus qu’autrefois. Toujours rieur, négligent, paresseux, vantard, il semblait mépriser sa propre intelligence.
— Ce n’est pas ce qu’on apprend qui nous permet de comprendre la vie, dit Volodia, en bombant le torse, c’est la vie qui nous permet de comprendre ce qu’on a appris.
Ces maximes à l’emporte-pièce ravissaient Michel, qui avait encore la pensée lente et la parole malaisée.
— Je t’envie, dit-il. Et, pourtant, je sais que je n’aurai pas besoin d’être brillant pour être heureux.
— Ça dépend. Où veux-tu être heureux ?
— Au Caucase, à Armavir.
— Et avec qui ?
— Tout seul.
— Et Tania ?
— C’est si loin. Je ne vois même plus son visage. Je crois qu’elle était vraiment jolie. Ah ! si on avait pu l’inviter pour le bal !
— Tu aurais invité Tania et moi Lioubov ! Mais elles ne sont pas là, qu’importe ! Vivons notre vie, mon cher.
Volodia renifla en rejetant la tête, comme son père.
— Tu viens de ressembler à ton père, tout à coup, dit Michel.
Volodia le regarda sévèrement :
— Je n’ai rien de commun avec mon père. Si tu savais la lettre que j’ai reçue ce matin ! Il refuse de m’envoyer de l’argent, il dit que je suis fou de songer à acheter une édition illustrée de Shakespeare. Lui, il dépense des sommes folles pour payer des femmes. Et moi, rien…
— Tu exagères.
— Non, non, il a toujours été avare et méchant avec moi. Je ne l’aime pas. Et puis, tiens, parlons d’autre chose !
Il passa un doigt sur ses lèvres :
— Tu as vu ? Ma moustache commence à pousser très sérieusement. Seulement, elle est blonde, et ça ne se voit pas. Pour le bal, je vais la foncer au cosmétique. On croira que je suis un élève de huitième. Michel, Michel, mon cœur bat d’avance pour celle que je vais aimer !
La dernière nuit avant le bal fut très pénible pour le diadka chargé de la surveillance des dortoirs. Les élèves rêvaient tout haut, se relevaient, se retournaient, chuchotaient d’un lit à l’autre :
— Tu me prêteras ta brillantine ?
— J’ai vu amener des palmiers dans la grande salle.
— Comment sera-t-elle habillée, ta sœur ?
— Une robe couleur saumon.
— Saumon ? C’est bien triste. Et un grand décolleté ?
— Il paraît.
— Chic, alors ! J’aime les grands décolletés chez les femmes !
La sonnerie du réveil précipita tout un monde hirsute et rieur vers les lavabos. Une gouttière d’étain faisait le tour de la pièce. Les robinets étaient des tuyaux courts traversés d’une tige. Il suffisait de pousser la tige pour faire couler l’eau, mais l’eau s’arrêtait net dès qu’on relâchait la pression. Pour les ablutions sérieuses, il fallait donc qu’un élève obligeant fît fonctionner le mécanisme, tandis que son camarade se débarbouillait à deux mains.
— Pousse bien la tige, Volodia, pendant que je me lave le cou, haletait Michel. Les jeunes filles regardent toujours le cou de leur cavalier.
L’eau giclait dans une explosion de rires grelottants. Les gamins, nus jusqu’à la ceinture, se lavaient avec rage, s’écorchaient le dos au gant de crin, s’aspergeaient, pataugeaient dans les flaques.
— Brr ! Qu’elle est froide !
— Ça y est, j’ai un bouton sur le nez !
— C’est pour ma belle que je me rince !
— Il paraît que Simon refuse de se laver les pieds !
— Il attend les grandes vacances !
Michel releva sa tête ruisselante et observa ses compagnons, enfoncés dans une vapeur épaisse, où leurs visages passaient et repassaient, dilués, déformés, comme des masques de rêve. Une hâte joyeuse faisait battre son cœur à la pensée du bal. Mais il avait peur aussi de paraître gauche.
— J’espère bien que tu danseras ce soir, Michel, dit Volodia en se plaçant à son tour sous le robinet. L’année dernière, tu es resté à t’empiffrer au buffet…
— Je danse mal.
— Si tu le reconnais, c’est que tu ne danses pas si mal que ça ! Taratata… une deux… une deux… Taratata… une deux… une deux…
Et Volodia, nu comme un ver, les cheveux ébouriffés, empoigna Michel à bras-le-corps et l’entraîna dans une valse rapide.
La prière, ce jour-là, fut particulièrement solennelle. L’inspecteur Synoff, la barbe parfumée et le sourcil tragique, lut un passage de l’Évangile et le commenta si copieusement qu’on finit par oublier le texte initial. Un élève récita le Pater Noster d’une voix claironnante. Et les professeurs occupèrent leurs heures de cours à déclamer des vers d’Eugène Onéguine et du Prisonnier du Caucase. Quand on parlait du Caucase, les jeunes gens tournaient la tête vers Michel et clignaient de l’œil :
— C’est vrai ce qu’il dit ?… C’est bien comme ça, chez toi ?…
Michel, rouge de fierté, haussait les épaules.
Enfin, l’heure fatidique sonna aux horloges de l’Académie. Les élèves avaient revêtu leur uniforme de sortie – pantalon gris et tunique noire boutonnée d’or –, enfilé leurs gants blancs et chaussé des souliers vernis à semelles légères. Leurs oreilles s’écartaient de leur crâne soigneusement pommadé. Leurs yeux brillaient d’une même convoitise.
L’établissement réservait à l’évolution des danseurs trois vastes salles très claires, aux parquets miroitants et aux glaces monumentales. Une quatrième salle était transformée en jardin d’hiver, avec des palmiers en pot, des aloès, des cactus et des corbeilles de roses. Deux orchestres étaient installés sur des estrades tendues de velours vert. Dans une pièce retirée qui servait de buffet, le pianiste Labadie déroulait des arpèges cristallins en attendant les consommateurs.
Après la visite des salons, Michel et Volodia se postèrent au sommet du grand escalier pour épier « les arrivées » et choisir dans le tas leur future « victime ».
— Je la veux brune, disait Volodia, avec un grain de beauté au coin de l’œil et un léger duvet au-dessus de la lèvre.
— Pourquoi le léger duvet ?
— Parce que c’est signe de passion, mon cher !
Les premiers invités se débarrassaient de leurs manteaux dans le vestiaire installé au bas de l’escalier. Vu d’en haut, le spectacle était prometteur. Des capes tombaient, révélant des corsages fleuris, des pardessus glissaient, découvrant des épaulettes étincelantes. Quelques valets de pied s’affairaient autour des nouveaux venus. Une rumeur de papotages, de petits rires, de claquements de talons et de tintement d’éperons flattait l’impatience des élèves.