— Les voilà ! cria quelqu’un.
Et l’orchestre attaqua une valse, à grand renfort de cuivres et de violons.
— Maintenant, ça commence, balbutia Michel.
Et il regardait une jeune fille blonde et rose qui montait l’escalier, en devisant avec un chérubin en uniforme du corps des pages.
— Celle-là, je te la laisse, dit Volodia. Elle est encore trop maigre. En revanche, il y a une petite brunette qui vient derrière elle, et qui…
Il se tut parce que l’inspecteur Synoff lui appliquait une tape discrète sur l’épaule :
— Bourine, suivez-moi, le directeur vous demande dans son bureau.
Volodia fit une grimace ahurie et souleva les épaules :
— Le directeur ?…
— C’est sans doute pour la caricature que tu as faite au tableau noir, avant le cours de comptabilité. Quelqu’un a dû te dénoncer, chuchota Michel.
— Venez, venez vite, disait Synoff en regardant à droite et à gauche, furtivement.
— Mais je pourrai retourner au bal ?
— Oui… oui… si vous y tenez…
— Eh bien, à tout à l’heure ! dit Volodia.
Et il suivit Synoff qui descendait l’escalier à petits pas rapides.
— Je t’accompagne, cria Michel, après une brève hésitation.
Comme Michel arrivait dans l’antichambre du directeur, il vit Volodia et Synoff qui pénétraient dans le bureau. La porte se referma sur eux. Michel réfléchit un moment, puis s’avança vers la fenêtre, colla son front aux carreaux et regarda la cour déserte. Le reflet des grandes baies allumées au premier étage se découpait en rectangles exacts sur le gravier. On entendait les explosions sourdes de la musique. Un rythme joyeux ébranlait l’édifice. Michel tenta d’imaginer une jeune fille qui riait. Il devait sûrement y avoir une jeune fille qui riait, tandis qu’il regardait ainsi la cour ensevelie dans l’ombre. Elle ne pouvait être que jolie et coquette, avec de lourdes anglaises descendues sur les épaules, et des fossettes au coin de la bouche. Que n’était-il déjà auprès d’elle ? Aucun bruit distinct ne traversait la porte épaisse du bureau directorial. L’entrevue risquait de se prolonger. Fallait-il attendre ?
Michel se leva, s’étira et se dirigea vers la sortie, mais à ce moment, il songea encore aux salles brillantes, aux jeunes filles rieuses, aux cavaliers bavards, et une timidité subite arrêta le sang dans ses veines. Jamais il n’oserait rentrer dans la lumière, s’approcher d’une blonde beauté et l’enlever dans ses bras « sur les ailes de la mélodie », selon l’expression du maître de ballet. Loin de Volodia, il se sentait tout à coup empoté et déplaisant. « Sans Volodia, je ne suis rien », pensa-t-il. Cette idée le rasséréna.
Il traîna une chaise devant la fenêtre et s’assit tristement, les mains sur les genoux. À peine fut-il installé, que la porte du bureau s’ouvrit d’une volée, et Synoff traversa le vestibule au pas de course. L’inspecteur revint bientôt, portant un verre d’eau et une fiole.
— Que se passe-t-il ? demanda Michel.
Mais Synoff ne tourna même pas la tête, fonça dans le bureau et tira sur lui le battant matelassé de cuir vert. Pour qui étaient ce verre d’eau et cette fiole ? Sans doute Volodia s’était-il permis quelque réplique cinglante, et le directeur avait éprouvé le besoin de boire une potion pour se calmer. Sacré Volodia, toujours franc, dur et spirituel « comme un journaliste ». Il avait tort cependant de jouer au plus fin avec le directeur. Cette caricature était de lui. Il n’avait qu’à reconnaître sa faute. Au lieu de ça, des discussions interminables, un verre d’eau, une fiole… « Non, non, il n’est pas raisonnable. Et un jour de bal, par-dessus le marché ! Qui sait si on ne va pas le consigner pour la soirée ! »
Quelques minutes passèrent encore, durant lesquelles Michel décida tour à tour de regagner les salles de danse, de frapper à la porte du directeur, d’aller se promener, « cheveux au vent », dans la cour, et de se rendre aux lavabos pour vérifier sa coiffure. Enfin, des rumeurs de voix se rapprochèrent, et la poignée de la porte tourna imperceptiblement. Volodia parut sur le seuil. Michel poussa un faible cri et s’avança rapidement à sa rencontre. Volodia était affreusement pâle, les cheveux défaits, la mâchoire tremblante. Ses yeux regardaient au-delà des murs. Il posait ses pieds l’un devant l’autre, comme un automate. Des taches d’eau souillaient son uniforme de sortie au col déboutonné.
— Volodia, qu’as-tu ? balbutia Michel.
— Viens, allons à l’air, dit Volodia.
Et, comme ils arrivaient dans la cour, il prononça d’une voix sourde :
— Mon père s’est tué…
— Quoi ? souffla Michel.
— Oui, reprit Volodia, tête basse. Le directeur a reçu une lettre de ma mère lui demandant de me prévenir. Je partirai pour Ekaterinodar demain matin…
« Il va partir… Il va me laisser… je vais rester seul… » songea Michel. Mais aussitôt, il se reprocha cette pensée égoïste et saisit la main de Volodia dans les siennes :
— Tu souffres ?… Volodia… Volodia, réponds-moi…
Volodia haussa les sourcils :
— Après ce que je t’ai dit sur mon père, avant le bal, je n’ai même pas le droit de prétendre souffrir.
— Ce que tu m’as dit ne compte pas. On a souvent des mouvements d’humeur contre ses proches.
— Tu ne m’as jamais dit du mal de ton père, toi, murmura Volodia.
À travers les fenêtres closes, parvenaient les accords joyeux d’une valse. Des femmes riaient. Volodia hocha la tête :
— On doit bien s’amuser, là-haut.
Michel lui passa un bras autour des épaules et l’embrassa sur la joue, furieusement.
— Ne regarde pas ça, idiot… Volodia, mon cher Volodia… Tu ne seras pas seul dans la vie… Je serai près de toi… Tu te souviens de notre serment ?… Tu est l’aigle noir et moi le serpent à sonnettes…
Ces surnoms, dont ils avaient ri quelques mois plus tôt, ne leur paraissaient plus comiques, Michel répéta :
— L’aigle noir… Le serpent à sonnettes…
Et des larmes lui montèrent aux yeux :
— Sois fort, Volodia, dit-il encore. Tu vas avoir dix-sept ans. Tu seras le chef de la famille, maintenant. Et moi, je finirai mon temps à l’Académie et je viendrai te rejoindre à Ekaterinodar. Je n’habiterai pas Armavir, si tu veux. Je vivrai près de toi, pour… pour te défendre…
Un besoin farouche lui venait, tout à coup, de protéger Volodia contre des ennemis puissants et nombreux. Il avait envie de se dépenser en coups de poing, en coups de tête, en coups de pied, comme si, par les manifestations de cette ardeur sauvage, il eût pu soulager Volodia de son chagrin.
— Oui, tu dois compter sur moi, dit-il encore. Le renard rouge est sur la piste…
Il renifla ses larmes valeureusement. L’orchestre jouait le Quadrille des Lanciers. Il n’y avait plus personne aux fenêtres.
Volodia se dirigeait à pas lents vers le bâtiment du dortoir.
— Où vas-tu ? demanda Michel.
— Me changer, préparer ma valise…
— Je reste avec toi.
— Merci, dit Volodia.
Bras dessus, bras dessous, l’aigle noir et le serpent à sonnettes gravirent les marches du perron.