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Dans la salle des fêtes, le danseur Chachkline claquait ses mains l’une contre l’autre et criait gaiement :

— Changez vos dames !

CHAPITRE V

— Quand on ordonnera « Changez vos dames », disait Lioubov, tu t’arrangeras pour danser avec mon fiancé. Il ne faut pas qu’il danse avec quelqu’un d’autre que toi ou moi, ce soir. Tu entends, Tania ?

— Oui, dit Tania qui se contemplait dans la glace avec indifférence.

Suivant l’exemple des grands établissements scolaires de Saint-Pétersbourg et de Moscou, le gymnase de jeunes filles d’Ekaterinodar avait choisi le mois d’octobre pour organiser son bal annuel. Tania, qui était encore en cinquième classe, devait se rendre à la fête avec les autres élèves de l’école. Lioubov, qui avait interrompu ses études, n’arriverait que plus tard, avec ses parents et son fiancé.

Malgré le souvenir grisant qu’elle gardait du bal de l’année dernière, Tania demeurait soucieuse et s’habillait à contrecœur. L’annonce du suicide de Philippe Savitch Bourine, qui datait d’une semaine, étouffait en elle toute envie de danser et de rire. Le drame s’était joué à quelques pas d’elle, dans cette ville même, et peut-être aurait-il suffi qu’elle criât son amour pour que Philippe Savitch, étonné, renonçât à sa décision. Ni Olga Lvovna ni cette couturière ne valaient la peine qu’on vécût pour elles. Mais elle, elle, Tania…

« S’il avait su, s’il avait pu savoir ! »

Et voici, maintenant, il n’était plus. Il avait disparu, comme un reflet dans une glace. Elle ne le verrait plus entrer dans le petit salon, le cou raide, l’œil dur, et se fouettant la cuisse avec des gants minces qu’il tenait à la main comme une cravache. Elle n’entendrait plus ce reniflement nerveux, cette voix tranchante : « Vos filles ont encore embelli depuis ma dernière visite ! » Elle se souvenait de cette phrase et la récitait en esprit, avec délices. Pourquoi s’était-il tué ? Comment s’était-il tué ? Papa savait les moindres détails de l’histoire, mais évitait d’en parler devant les jeunes filles. On chuchotait que Bourine s’était brouillé avec sa femme à cause de la couturière, ou avec la couturière à cause de sa femme. On disait aussi qu’il s’était tiré une balle de revolver après s’être enivré « dans un endroit louche ». Quel endroit louche ? Voilà ce qu’il fallait apprendre. Ah ! que Tania était donc inutile et délaissée depuis cette mort ! Il lui semblait qu’elle avait épuisé toutes ses ressources de tendresse et qu’elle ne pourrait plus jamais aimer un autre homme, ni prendre du plaisir à des distractions aussi futiles que le bal annuel du gymnase. Mais ses parents exigeaient qu’elle se rendît à ce bal. Eh bien, elle irait. Toutefois, par son attitude indifférente, elle découragerait les jeunes gens qui tenteraient de la courtiser. Alors sa mère, comprenant enfin la cruauté de l’épreuve, la ramènerait à la maison et s’excuserait humblement de sa maladresse. Tania baissa la tête et prononça d’une voix ferme :

— Oui, j’agirai ainsi, et ce sera encore pour servir sa mémoire.

— Qu’est-ce que tu baragouines ? demanda Lioubov.

— Je me parle à moi-même, dit Tania.

— Tu ferais mieux de te dépêcher. Le bal commence à huit heures et tu n’as pas encore passé ta robe. Je sais bien que ta toilette est moins compliquée que la mienne, mais quand même !

Et Lioubov pirouetta devant la glace pour animer la lourde jupe verte semée de roses pompon :

— Comment me trouves-tu ? dit-elle.

Tania la regardait avec la condescendance d’une aïeule qui se penche sur les jouets d’un enfant. La teinte vert pâle de la robe donnait un éclat de nacre à la chair robuste de Lioubov. Toute sa personne était comme enveloppée dans une fraîcheur saline. La taille serrée jusqu’à l’évanouissement, les épaules découvertes, le corsage échancré à la naissance des seins, Lioubov demeurait debout devant la glace, étonnée et amoureuse d’elle-même. D’une main nonchalante, elle toucha l’ondulation épaisse de ses cheveux bruns, approcha une rose de sa coiffure, inclina la fleur au-dessus de la tempe, la remonta jusqu’au front, la recula au plus épais d’un chignon vigoureux et finit par la saisir entre ses dents blanches.

— Crois-tu qu’il me faille une fleur sur la tête, Tania ? Sans fleur, j’ai l’air plus fatale. Avec une fleur, j’ai l’air plus coquine. Dois-je avoir l’air fatale ou coquine pour affoler Ivan Ivanovitch ?

— C’est à toi de le savoir.

— Je veux qu’il me dise « Ma petite ondine. » Comment vois-tu les ondines avec ou sans fleurs dans les cheveux ?

— Je n’y ai jamais réfléchi.

« Parler de coiffure, alors qu’un désastre sans précédent s’est abattu sur le monde, songeait Tania, quelle inconscience ou quelle stupidité ! »

Lioubov se faisait des mines dans la glace :

— Je lui décocherai un sourire, comme ça… Et puis, je plisserai un œil, comme ça… Et puis, je lui donnerai une petite tape sur la main, comme ça, avec mon éventail…

Elle s’arrêta de parler, tout à coup, et s’appliqua une claque légère sur le front :

— J’ai trouvé : je vais mettre une rose dans mes cheveux et me planter un grain de beauté sous l’œil. La rose fera coquin et le grain de beauté, fatal. Hourra ! Ivan Ivanovitch Kisiakoff, votre fiancée est une coquine fatale. Ne jouez pas avec le feu, Ivan Ivanovitch Kisiakoff.

Tania, exaspérée, haussa les épaules et grommela entre ses dents :

— Ce que tu peux être bête, ma fille !

— Ceux qui le disent le sont eux-mêmes ! répondit Lioubov, et elle tira la langue.

« Il faudra que je lui tire la langue, dit-elle encore avec un coup d’œil au miroir. Une petite langue rose de chat. Il sera fou. Tu sais que maman va me prêter son parfum ?

— Je m’en fiche.

— Tu joues l’indifférente, mais au fond, tu voudrais bien en avoir un peu, de ce parfum. Je te donnerai le reste de mon vieux flacon. C’est mieux que rien. Une gosse n’a pas besoin de sentir bon. Mais moi, je veux embaumer mon Ivan Ivanovitch jusqu’à ce qu’il demande grâce. Mon Dieu, que je suis belle ! Dis-moi que je suis belle, ou je te pince !

— Oui, tu es belle, grogna Tania, mais tu m’agaces.

— C’est ce qu’il faut ! Je suis tellement belle que toutes les femmes en sont agacées, et que tous les hommes ont envie de me réciter des vers. Tania, ma chérie, dépêche-toi. Je vais me montrer à maman.

Elle cria « Maman, maman, regarde !… » et quitta la chambre en courant.

Tania, restée seule, avança la tête et se regarda dans le miroir sans indulgence : ces cheveux dépeignés, ce nez retroussé, ces quelques taches de rousseur…

Pourtant, elle avait beau critiquer son visage, elle était obligée de reconnaître qu’il ne manquait pas d’un certain attrait. Sans doute, elle n’était pas aussi belle que Lioubov, mais il y avait dans ses yeux une lueur mouillée, dans sa chevelure un reflet doré, au coin de ses lèvres une fossette moelleuse, qui valaient bien qu’on les admirât.

— À quoi bon, tout cela ? soupira-t-elle.

Et, brusquement, elle décida de se « faire laide », afin que les garçons, découragés, se détournassent d’elle. Mais cette résolution ne la satisfaisait pas pleinement. Être délaissée parce qu’on est laide, lui semblait humiliant et commun. Ce qu’il fallait, c’était au contraire paraître sculpturale, capter tous les regards, provoquer tous les compliments, allumer tous les cœurs disponibles, mais demeurer froide dans le triomphe, et torturer ses soupirants par l’indifférence qu’elle opposerait à leurs entreprises. Ainsi, elle immolerait au souvenir de Philippe Savitch les nombreuses passions qu’elle aurait suscitées dans la salle. Elle serait une madone de glace dédiée à la mémoire du cher disparu. On dirait d’elle : « Elle a une beauté inhumaine… Elle ne marche pas, elle plane… Elle n’a pas l’air tout à fait vivante… »