Au reste, Tania tenait absolument à éblouir la directrice du gymnase après la réprimande que cette personne avait cru bon de lui adresser. Deux jours plus tôt, en effet, Tania s’était permis de changer le ruban de son chapeau marron d’écolière, et d’en faire bouffer le nœud d’une manière inédite. En sortant de classe, quelle n’avait pas été sa stupéfaction en constatant que le chapeau avait disparu du vestiaire ! Il lui avait fallu rentrer à la maison, nu-tête, comme une ouvrière, et les passants la dévisageaient avec réprobation. L’après-midi, la directrice avait convoqué Tania dans son bureau. Le chapeau était sur la table, parmi des sifflets, des canifs, des bâtons de pommade à lèvres et des romans français qui parlaient d’amour. La directrice avait ordonné à Tania de remettre l’ancien ruban, plus étroit, et d’aplatir le nœud selon la forme imposée par le règlement « Vous n’êtes qu’une enfant, ne l’oubliez pas. Il est dangereux de vouloir briller à votre âge, en agrémentant sa toilette de détails aussi saugrenus que disgracieux. Une jeune fille est belle quand elle est propre. Allez. »
« Vous n’êtes qu’une enfant ! » murmura Tania dans un ricanement amer.
Après ce qu’elle avait vécu, cette appréciation était pour le moins comique. Elle songea un instant à l’étonnement de la directrice, lorsqu’elle verrait pénétrer dans la salle de bal une « madone de glace » à la place de l’enfant qu’elle prétendait connaître.
« Elle en avalera son dentier », se dit Tania.
Puis, elle se mit à réfléchir aux subterfuges qu’elle emploierait pour paraître véritablement une « madone de glace ». La tâche n’était pas facile. En temps normal, l’uniforme des élèves du gymnase se composait d’une robe marron foncé, d’une pèlerine de la même teinte, d’un petit tablier noir, et du fameux chapeau de feutre brun en forme de barquette. Pour le bal, la direction autorisait les jeunes filles à doubler leur pèlerine avec de la soie bleue ou rose, à nouer un ruban marron dans leurs cheveux, et à remplacer le tablier noir par un tablier blanc de dentelle. C’était peu.
Mais c’était assez. Tania décréta, en pensée, qu’elle serait une « madone de glace », non par la mise, mais par l’expression désespérée et digne de son visage. La table de toilette de Lioubov recelait une boîte à poudre, du rouge à lèvres et du fard bistre pour les paupières. Tania se jeta sur ces ingrédients secourables. La houppette vola sur ses joues chaudes. Le rouge à lèvres s’écrasa sur sa bouche au petit bonheur. Le fard bistre noya ses yeux. Après quelques touches rapides, Tania vit surgir dans la glace une figure dont elle admira aussitôt la carnation blafarde, le sourire saignant et les cernes habilement estompés.
« J’ai l’air plus vieille de cinq ans », se dit-elle avec orgueil.
Plus tard, elle se surprit à fredonner :
Dites-moi pourquoi je vous aime,
Et je saurai si vous m’aimez
Comme je vous aime moi-même,
Mon bien-aimé !
Mais elle n’acheva pas sa chanson, car elle savait trop dans quel esprit de sacrifice elle se rendait à cette fête.
Comme Tania boutonnait sa robe, Lioubov revint dans la chambre, entourée d’un parfum épais.
— Tu t’es maquillée ! s’écria-t-elle aussitôt. Je t’ai pourtant défendu de toucher à mes fards.
« Elle a remarqué le changement qui s’est opéré en moi », songea Tania.
Et elle dit tristement :
— Ne parlons plus de cela, veux-tu ? Huit heures moins le quart. Il est temps que je parte.
Déjà, d’un geste arrondi et blasé, elle jetait une pèlerine sur ses épaules. Puis, elle se dirigea vers la porte.
— Quel ennui ! dit-elle encore.
— Quoi ?
— Rien. Tu ne peux pas comprendre.
La vaste bâtisse en briques rouges du gymnase veillait, toutes fenêtres allumées, sur la place de l’église d’Ekaterinodar. Dès leur arrivée, les élèves étaient réparties par classes, et des surveillantes desséchées, aux cheveux tirés et aux lunettes redoutables, passaient l’inspection des jeunes filles.
— Montrez vos mains…
Des mains courtes et violacées s’alignaient sous le regard sévère de ces dames.
— Bon… Bon… Vos ongles sont trop longs, Nathalie… Allez vous les tailler… Des poignets douteux, Olga… Passez à la toilette. Retournez les poches, à présent. Je ne veux y voir qu’un mouchoir et un porte-monnaie… Le superflu est confisqué…
Tania, qui était en retard, essaya de se glisser au dernier rang sans attirer l’attention de la surveillante. Mais celle-ci pointa vers elle un index dénonciateur.
— Inutile de vous cacher, Tania. Vous êtes en retard de cinq minutes… Et… et, Dieu me pardonne ! vous vous êtes maquillée, par-dessus le marché ! Ah ! vous êtes jolie avec votre peinture ! On dirait que vous êtes tombée dans un sac de farine. Filez immédiatement aux lavabos pour vous débarbouiller.
— Diablesse ! grommela Tania.
— Vous dites ?
Tania baissa la tête et se dirigea vers les lavabos, dévorée de haine muette et de désespoir. Cette dernière humiliation dépassait en cruauté toutes celles qu’elle avait déjà essuyées. On eût dit que le sort s’acharnait sur elle dans le secret dessein de la maintenir à un rang secondaire. Mais elle serait une madone de glace, envers et contre tous. Elle n’aurait qu’à laisser un peu de rose sur ses lèvres, un peu de poudre sur ses joues. Les surveillantes n’y verraient rien, et les grâces de son visage en seraient suffisamment rehaussées.
L’inspection terminée, les surveillantes conduisirent les élèves deux par deux, vers la salle de danse. Un orchestre militaire jouait avec rigueur derrière un rideau pudiquement tiré. Les lampadaires à pétrole versaient une clarté blanche et tremblante. Il y avait au mur un portrait en pied de l’empereur et de l’impératrice. Les jeunes filles, alignées par classes, piaffaient au bord de la piste vernie.
— Qu’est-ce qu’on attend ? demanda une élève en prenant le bras de Tania.
— Les cavaliers, parbleu ! dit Tania. Ils sont toujours en retard.
— Ils veulent se rendre intéressants ! Comme si nous ne pouvions pas danser entre nous !
— C’est moins drôle.
— Pourquoi ?
— Elle demande pourquoi ? Hi ! Hi ! Tu entends, Tania, gloussait une grande fille brune au visage soulevé de menus boutons. Elle demande pourquoi ?
Tania eut le sourire indulgent qu’exigeait sa nouvelle nature et murmura du bout des lèvres, comme on crache un pépin :
— Quelle gosse !
— Ça y est, je les entends dans l’escalier, cria une voix étouffée.
En effet, une rumeur de semelles, forte et disciplinée, se rapprochait des portes du salon.
— Les cavaliers !
Les portes s’ouvrirent. Les cavaliers parurent. Un chuchotement d’impatience courut de bouche en bouche dans le groupe des demoiselles.
— Ne pousse pas !
— Où est-il, ton frère ? C’est ce tout petit, maigre et jaune ?