Les cavaliers étaient exclusivement recrutés parmi les garçons du gymnase municipal d’Ekaterinodar. Ils marchaient par paires, coude à coude, et au pas. Leurs vestes bleues, pincées à la taille et décorées de boutons d’argent, leurs pantalons gris perle et leurs gants blancs étaient impeccables. Ils s’arrêtèrent sur deux rangs, en face des jeunes filles.
— Rompez vos rangs, messieurs, dit leur surveillant.
— Rompez vos rangs, mesdemoiselles, dit la surveillante.
Et elle claqua ses mains l’une contre l’autre. Mais cet ordre ne fut pas instantanément obéi. Un reste de timidité empêchait les deux clans de se réunir. Les jeunes gens et les jeunes filles se considéraient d’une manière sournoise et sotte. On se poussait du coude. On ricanait. On chuchotait en plissant les yeux.
— Allons ! Allons ! dit la surveillante d’une voix enjouée.
Les plus hardis parmi les garçons quittèrent enfin leurs camarades avec des haussements d’épaules et se rapprochèrent des demoiselles. Celles qui avaient des cousins ou des amis parmi les élèves du gymnase les accaparaient d’emblée avec autorité. Les autres tentaient de pénétrer dans leur cercle et de se faire présenter quelque cavalier disponible. Mais il y avait aussi les désabusées, les moqueuses, qui déambulaient deux par deux à travers la salle, en se tenant par la taille et en riant très fort avec impertinence. Un grand dadais au visage mou s’avança vers Tania et lui demanda si elle se souvenait de lui. Il l’avait rencontrée à un thé chez des connaissances et sollicitait l’honneur d’être son cavalier. Tania lui décocha un coup d’œil altier et dit faiblement :
— Nous en reparlerons tout à l’heure, si vous voulez bien.
La première victime venait de tomber aux pieds de la madone de glace. Elle sourit imperceptiblement et ajouta :
— Il fait lourd, ne trouvez-vous pas ? Cette tiédeur, cette musique ! Cela me donne la migraine.
— Ah ! dit-il d’un air ahuri. Oui ?
— Vous êtes drôle, dit-elle encore.
Et elle s’assit sur une chaise en lui tournant le dos.
À ce moment, l’organisateur de la fête, un petit vieillard plissé, à favoris d’étoupe, frappa ses mains l’une contre l’autre et annonça :
— Ouverture du bal. Messieurs, invitez vos dames.
L’orchestre attaqua une valse.
Les jeunes gens claquaient des talons en s’inclinant devant les jeunes filles. Les jeunes filles baissaient les yeux et marquaient une seconde d’hésitation avant d’accepter le bras de leur danseur. Le cavalier de Tania, qui s’appelait Choura Polsky, l’entraîna aussitôt dans un tourbillon. Il tenait fortement la main de Tania dans sa main moite et soufflait par les narines comme un gymnaste. Elle l’entendait qui murmurait : « Un… deux… trois… un, deux, trois. » Tania regardait cette figure rose et grave, et plaignait Choura Polsky d’être amoureux d’elle sans espoir de succès. À la longue, cependant, elle oublia Choura Polsky. Les paupières clignées, elle s’abandonnait à une sensation de faiblesse et de chute. Des lumières tournantes lui fouettaient les yeux. Les portraits de l’empereur et de l’impératrice couraient en rond autour d’elle. À travers tout son corps, elle éprouvait comme la vibration d’une machine en marche.
— Je tourne vite, hein ? fit Choura Polsky.
— Oh ! oui, dit-elle.
— Ha ! Ha ! rugit-il, et il la serra plus fortement contre sa poitrine.
Tania crut un moment qu’elle allait tomber. Mais la musique s’arrêta sur un miaulement langoureux, et la jeune fille s’adossa au mur. Choura Polsky s’essuyait les mains et le visage avec un mouchoir à carreaux.
— Et voilà ! Et voilà ! disait-il en souriant d’un air béat.
L’orchestre s’était tu, les danseurs s’étaient dispersés.
Cependant la valse continuait dans la tête, dans le ventre, dans les pieds de Tania. À la valse succéda une polka. À la polka, une mazurka. Tania, ivre de musique, oublia tout à coup qu’elle était une madone de glace et cria dans l’oreille de Choura Polsky :
— Comme c’est amusant !
La « victime répondit par un hennissement joyeux, et, mettant un genou à terre, fit tourner sa danseuse au bout de son bras tendu.
Après la mazurka, l’organisateur annonça le premier entracte. Les surveillants et les surveillantes rassemblèrent leurs élèves et les rangèrent en colonnes : les garçons d’un côté, les filles de l’autre. Puis, les deux cortèges se dirigèrent parallèlement vers le buffet. Le buffet était décoré de branchages, de pommes de pin et de guirlandes en papier de couleur. C’étaient les jeunes filles du gymnase qui avaient découpé ces fleurs multicolores, pendant les classes de dessin, et en avaient frisé les pétales en les roulant autour de leur porte-plume.
Sur la longue table, drapée d’une nappe blanche, s’alignait une série de petits cornets noués de faveurs bleues et roses. Les élèves s’approchaient à tour de rôle de la table, choisissaient leur paquet et retournaient dans la salle de danse. Les paquets contenaient des caramels, des oranges, des noix, du chocolat et des rondelles de pain d’épice. Jeunes gens et jeunes filles, assis côte à côte, déballaient ces friandises sur leurs genoux. Choura Polsky exultait de tendresse.
— Écoutez, disait-il. Il y a plus de caramels dans mon paquet que dans le vôtre, servez-vous. Je n’ai pas faim.
— Pourquoi ? demandait Tania.
— Je réfléchis trop.
— À qui ?
— À celle que je n’ose nommer. Laissez-moi seulement les bonbons à l’orange. Prenez tous les autres.
Tania, intimement flattée, regardait son cavalier avec gratitude et regrettait seulement qu’il n’eût pas la taille mieux prise. Philippe Savitch, lui, était si maigre !
Entre-temps, les familles des élèves arrivaient l’une après l’autre. On avait ouvert à leur intention la « salle des grands », où il y avait un buffet spécial avec du champagne et des liqueurs à volonté. Tania prit congé de Choura Polsky pour saluer ses parents et son futur beau-frère.
Arapoff, Zénaïde Vassilievna, Lioubov et Ivan Ivanovitch Kisiakoff étaient assis à une table fleurie.
— Voilà notre petite institutrice ! s’écria Kisiakoff en serrant la main de Tania entre ses grosses pattes velues.
Depuis le jour où il l’avait vue dans son uniforme marron à tablier noir, Kisiakoff s’obstinait à traiter Tania de « petite institutrice » et à lui conseiller d’apprendre les langues vivantes. Tania n’aimait pas cet homme massif, rouge et barbu, qui regardait Lioubov avec l’expression du monsieur qui s’attable devant un bon repas. Elle haussa les épaules.
— C’est à cause de mon uniforme, dit-elle. Plus tard, j’aurai des robes comme Lioubov, et vous ne saurez plus comment m’appeler.
Zénaïde Vassilievna toucha du revers de la main les joues chaudes de Tania.
— Tu as trop dansé, sans doute. Tu es en nage.
— Oui, et tu es décoiffée, dit Lioubov avec un sourire vénéneux.
— Peut-être, répliqua Tania, mais toi, qui es si bien coiffée, tu as l’air…
Elle ne sut comment achever sa phrase, parce que Kisiakoff l’observait avec insistance. Il riait doucement dans sa barbe. Ses narines se distendaient, molles et huileuses.
— Tu as l’air… Tu as l’air de quoi ? demanda Kisiakoff.
— Ivan Ivanovitch, dit Lioubov, ne regardez pas ma sœur de cette façon-là. Vous me rendez jalouse.
Kisiakoff se frottait les mains.
— C’est bien fait ! C’est bien fait ! dit-il.
Puis, sans transition, il se tourna vers Arapoff et déclara :