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Tandis que Michel achevait d’étriller son cheval dans la cour, un commis de son père, vêtu à l’européenne et le crayon glissé derrière l’oreille, s’avança vers lui à petits pas obséquieux :

— Michel Alexandrovitch, excusez-moi de vous importuner : votre père vous demande de passer au bureau.

Michel conduisit sa bête à l’écurie, vérifia la ration d’avoine, lava ses mains et son visage à l’abreuvoir et se dirigea vers le magasin.

Les Comptoirs de drap Danoff & Fils occupaient tout un quartier de la ville et ouvraient sur trois rues leurs vitrines bondées d’étoffes en rouleaux. Le revendeur ambulant, le Tcherkess montagnard, le négociant arménien du littoral se servaient chez les Danoff d’Armavir, parce que leur marchandise était loyale et leurs prix calculés au plus juste. Le grand-père de Michel avait fondé l’entreprise en pleine conquête du Caucase par les armées russes. À cette époque-là tous les Arméniens établis dans la montagne – les ancêtres des Danoff en tête – étaient passés aux ordres du tsar très chrétien. Employés comme guides, interprètes et francs-tireurs, contre les Tcherkess mahométans, ils avaient rendu un service appréciable aux forces impériales. En récompense, dès l’année 1839, ils reçurent la nationalité russe et le droit de bâtir une ville administrée par leurs propres soins. Ces citadins de fraîche date parlaient le circassien mieux que le russe, portaient la tenue des Tcherkess, enlevaient leurs fiancées suivant la coutume musulmane, juraient par le nom d’Allah, mais fréquentaient régulièrement l’église, où un prêtre, spécialement venu d’Etchmiadzine, leur enseignait les vertus chrétiennes.

En fait l’activité commerciale d’Alexandre Lvovitch Danoff avait considérablement discipliné son caractère. À l’encontre de ses concitoyens, il s’était efforcé, dès son plus jeune âge, de se conformer à un idéal de civilisation raffinée. Dans sa façon de parler, même, et de se vêtir, il obéissait aux modes de la capitale. Il disait volontiers : « Je cache le Tcherkess en moi, par politesse envers ceux qui ne le sont pas. » « Cacher le Tcherkess », Michel jugeait cette formule offensante et absurde. Comment son père, si noble, si grave, si réfléchi, pouvait-il renier ainsi les vertus d’une race admirable ? Et pourquoi, s’il tenait tant à « cacher le Tcherkess », avait-il acheté à son fils un cheval, un chapeau d’astrakan et un petit poignard à fourreau de velours rouge ? Pourquoi lui avait-il promis une carabine Monte-Cristo ?

D’ailleurs, c’était peut-être pour lui donner cette carabine que son père le convoquait au bureau ? Une invitation aussi exceptionnelle ne se justifiait que par la nécessité d’une réprimande ou la promesse d’un cadeau. Et Michel n’avait rien à se reprocher.

— Monte-Cristo ! Monte-Cristo ! s’écria Michel en sautant, à cloche-pied.

Et, soudain, frappé par l’évidence, il se rua en courant dans le magasin rempli d’acheteurs, bouscula un commis qui déroulait une pièce de drap et s’arrêta, essoufflé, devant la vitre dépolie du bureau.

— Entre.

Alexandre Lvovitch était assis derrière une table en acajou massif, chargée de registres et de cahiers. Au mur, pendait un portrait d’Alexandre III en tenue de couronnement.

— Assieds-toi.

Michel s’installa sur une chaise et attendit que son père eût achevé la lecture d’une pièce comptable.

Alexandre Lvovitch avait un beau visage laiteux, au nez busqué, aux prunelles bleues et calmes. Une barbe, d’un gris lustré, lui prenait les joues et le menton. Il la caressait d’un doigt nonchalant et répétait :

— Oui… Oui… Oui…

Tout à coup, il se redressa, posa les deux mains à plat sur la table et dit :

— D’où viens-tu, Michel ?

— Du domaine. J’ai vu Artem. Tchass a capturé la jument noire. Il l’a conduite vers l’Ouroup…

Alexandre Lvovitch sourit, se leva et s’approcha de son fils :

— Tu les aimes tant que ça, les chevaux, Michel ?

— Oui, dit Michel avec gravité, et il poussa un soupir, comme si cet aveu eût décidé de son existence future.

— Il y a autre chose pourtant, dans la vie, que les chevauchées, le lait caillé et les palabres avec des gardiens tcherkess. Ce sont des distractions. Mais, pour mériter les distractions, il faut travailler longtemps, longtemps…

— Travailler ?

— Écoute, Michel. Nous sommes aujourd’hui le 15 août 1888. Dans un mois, exactement, tu auras douze ans…

« Mon anniversaire ! Il va me parler du Monte-Cristo », songea Michel.

— Douze ans, reprit Alexandre Lvovitch. Douze ans, et tu n’as pas encore mis les pieds dans une école ! Il est temps de penser à ton éducation. Voici. Il existe à Moscou un établissement qui s’appelle l’Académie d’études commerciales pratiques…

Michel frémit de la tête aux pieds et ravala une goulée de salive.

— Comme tu seras mon successeur, un jour dans cette affaire, poursuivit Alexandre Lvovitch, il est bon, il est indispensable, que tu suives les cours de cette institution.

— Mais, toi…, balbutia Michel.

— Moi, j’ai souffert de mon ignorance. J’ai dû m’instruire seul, lutter seul. Je veux que ces difficultés te soient épargnées. Au reste, nos cousins, les Bourine d’Ekaterinodar, destinent leur fils, Volodia, à la même école. Tu ne connais pas Volodia. Moi non plus. Mais je suis sûr qu’il est un charmant garçon. Tu partiras donc d’abord pour Ekaterinodar. Tu y passeras quelques jours. Puis, Philippe Savitch Bourine vous conduira, toi et son fils, jusqu’à Moscou. Et là…

— Je serai seul…

— Oui, tu seras seul, dit Alexandre Lvovitch avec une dureté soudaine.

— Et tu ne viendras pas me voir ?

— Non.

— Et il y aura plein de garçons autour de moi, qui se moqueront de moi parce que je parle mal le russe…

— Tu sauras faire respecter ton nom.

Michel bondit sur ses jambes et, secoué par des sanglots épais, s’agrippa au veston de son père :

— Mon nom ? Quoi, mon nom ? Je suis un Tcherkess ! Je veux le demeurer. Je ne veux pas le « cacher » comme toi ! Toi, tu n’es plus un Tcherkess ! Et c’est pour ça que tu m’interdis de rester ici ! Et c’est pour ça que tu me forces à apprendre un tas de choses stupides !

Alexandre Lvovitch revint à son fauteuil et attira son fils contre ses genoux.

— Je ne suis plus un Tcherkess ? dit-il d’une voix douce. Tu connais mal ton père. On peut être un Tcherkess sans porter la tunique cintrée, le poignard d’argent et la toque de fourrure. On peut être un Tcherkess sans vivre dans un aoul. Être un Tcherkess, vois-tu, mon petit, c’est placer au-dessus de tout la religion de l’honneur, des ancêtres, de l’hospitalité. Crois-tu qu’on perde ces vertus pour cela seulement qu’on s’habille à l’européenne ? La défroque ne compte pas…

Il se tut, réfléchit et ajouta gaiement :

— Je pourrais m’habiller en Chinois. Cela ne changerait rien !

Ils gardèrent le silence. Derrière la vitre dépolie du bureau, on entendait claquer les billes des bouliers, maniées par des mains rapides. Une pièce de drap s’effondra avec un bruit sourd et cossu. Des acheteurs se querellaient en dialecte tcherkess.

La gorge de Michel était irritée par les larmes. La tête lui tournait. Il respirait sur le veston de son père ce parfum d’eau de Cologne qu’il aimait tant.

— Eh bien, quoi ? Mon petit, mon petit, murmura Alexandre Lvovitch.

— As-tu prévenu maman ?