— Mon cher ! J’oubliais de vous raconter. À propos de Bourine. J’ai des détails…
— Ah ! oui ? dit Arapoff, qui paraissait de mauvaise humeur.
— C’est croustillant…
Arapoff embrassa d’un coup d’œil rapide le groupe que formaient sa femme et ses deux filles. Il se sentait gêné en présence de Kisiakoff. Il souhaitait abréger l’entretien.
— Plus tard, vous me direz ça plus tard, chuchota-t-il.
— Et pourquoi ? Plus tard, j’oublierai. C’est tout de suite que je dois vous relater ces choses… Savez-vous où il s’est suicidé ? Chez la… Hum ! Vous me comprenez ?… Il s’était enivré comme une brute. Il y avait avec lui trois gamines de quinze ans. De petites beautés. Il avait du goût, le coquin. Mais quinze ans ! Quelle jeunesse !… Attendez, attendez donc… Pour la table, il avait commandé trois gâteaux garnis de quinze bougies chacun… Trois fois quinze font quarante-cinq. Quarante-cinq ans… Son âge, quoi !
— Votre histoire est idiote, dit Constantin Kirillovitch.
— Je ne trouve pas, dit Kisiakoff en plissant les paupières. Tout cela me paraît curieux. Psychologiquement…
Une veine s’était gonflée en travers de son front. Tania le considérait avec horreur. La tête vide, les jambes molles, elle recula jusqu’à la porte. Elle entendit encore :
— Quarante-cinq ans… Il a respiré trois boutons de rose, et paf…
Kisiakoff se mit à rire, les mains à son gilet, la barbe ouverte.
— Ivan Ivanovitch ! Il rit comme un fou ! dit Lioubov.
— Garçon, cria Arapoff, du champagne.
Comme elle rentrait dans la salle de danse, Tania heurta Choura Polsky et s’étonna de n’être plus seule.
— On ne passe pas, disait-il en fronçant les sourcils. On ne passe pas. Vous m’avez promis la prochaine danse.
Elle eut envie de le gifler, mais se retint et dit seulement :
— Laissez-moi.
— Vous êtes malade ?
— Oui… Oui… Un peu…
D’un pas rapide, elle traversa la pièce où des couples valsaient encore, qui avaient des têtes en baudruche et des robes mortes.
— Tania ! Tania ! criait quelqu’un à ses oreilles.
Elle se retourna. Personne ne la suivait. Elle dévala l’escalier et longea le couloir des classes, en se frottant l’épaule contre le mur frais.
— Tous… tous…, je les déteste tous, marmonnait-elle. Kisiakoff, et Lioubov, et mon père, et Choura Polsky… Tous… tous… Ils sont sales, méchants…
La porte des lavabos était ouverte. Tania entra, toute droite, dans une odeur de créosote et de peinture. L’eau ruisselait d’un robinet mal fermé. Derrière la fenêtre, on entendait bouger cette branche de tilleul qui avait effrayé des générations d’élèves « Je t’assure qu’il y a quelqu’un derrière la vitre. » Il n’y avait personne derrière la vitre. Il n’y avait personne dans l’école, dans la ville, dans le monde. Philippe Savitch était mort. Et de quelle mort !
Cette maison louche, dont on parlait à demi-mot. Ces trois fillettes. Ces gâteaux. Ces bougies…
— Trois fois quinze, quarante-cinq, dit Tania. La tête lui tournait un peu. Elle s’entendit crier :
— Mais je l’aime, je l’aime…
Puis elle ferma les yeux, poussa un soupir et se pencha au-dessus du lavabo.
CHAPITRE VI
Dès qu’il eut ouvert les yeux, Volodia regretta de s’être éveillé. Il s’ennuyait à Ekaterinodar, dans cette maison solennelle et vide. Du vivant de son père, il avait passé toutes ses vacances chez les Danoff, à Armavir. Philippe Savitch et sa femme ne souhaitaient guère la présence de leur fils, qu’ils n’aimaient pas et qui les eût gênés dans leurs querelles quotidiennes. Mais, Philippe Savitch étant mort, Olga Lvovna avait exigé que Volodia lui rendît visite pour les fêtes. À présent, disait-elle, il se devait à sa mère. Il n’avait plus rien à faire chez des étrangers. Cependant, Volodia ne tenait pas les Danoff pour des étrangers. Là-bas, tout le monde était gentil avec lui, à commencer par Michel et à finir par les gardiens tcherkess. Il montait à cheval avec son ami. Il assistait à des jeux organisés par les habitants de l’aoul. Il tirait même au pistolet. Ici, à part les visites à la famille Arapoff, l’existence était affreusement monotone. Et il ne pouvait tout de même pas passer tous ses après-midi chez les Arapoff. Il était allé chez eux hier, avant-hier. Aujourd’hui, il devrait trouver autre chose pour se distraire. Mais quoi ? Le mieux était encore d’essayer de dormir. Il regarda sa montre sur sa table de nuit : dix heures. Encore une heure, peut-être. Et après ?
Il grogna d’impatience à l’idée de la journée morne qui l’attendait hors du lit. Par instants, il en venait même à regretter Moscou. Mais, soudain, une idée l’éblouit et il s’assit dans ses couvertures, les yeux écarquillés, un sourire aux lèvres. Pourquoi ne pas inviter Michel à Ekaterinodar pour Noël ou le jour de l’An ? Les fêtes passées, ils rejoindraient ensemble l’Académie d’études commerciales pratiques. Sûrement, Olga Lvovna consentirait à cet arrangement.
Fort de sa décision, Volodia se leva et courut au cabinet de toilette pour se débarbouiller et peigner ses cheveux secs et rebelles. Chaque matin, quand il se lavait devant la glace, il éprouvait du plaisir à constater qu’il était joli garçon. Il admirait sans scrupule son visage maigre et rose, aux longs yeux faux, à la bouche très dessinée : une grande bouche, ma foi, mais virile, une bouche d’orateur, de tribun. Il sourit à sa propre image, écarta les lèvres pour vérifier la blancheur intacte de ses dents, battit des paupières, tourna la tête, à droite, à gauche.
Puis, il s’habilla en sifflotant.
Comme il pénétrait dans la pièce qui servait autrefois de bureau à son père, il subit une impression de gêne. Il essayait parfois de s’attendrir au rappel du passé. Mais tous ses efforts étaient vains pour tromper son indifférence. Ce qu’il obtenait dans son cœur, c’était ce petit malaise honteux, ce mécontentement dérisoire. La mort de Philippe Savitch ne l’avait pas véritablement affecté. Était-ce grave ? Il toussota pour attirer l’attention d’Olga Lvovna qui était assise devant une table encombrée de dossiers. Mais elle ne leva même pas la tête. Son visage las, sali de bile, aux yeux noirs liquoreux, se penchait sur un parterre de paperasses. Auprès d’elle, se tenaient l’avocat de la famille et l’intendant de la propriété.
— Je veux que mes affaires soient nettes, entendez-vous ? disait Olga Lvovna. Il faut vendre le bois.
— On pourrait l’hypothéquer, Olga Lvovna, dit l’intendant.
— Non. Vendez. Mon mari nous a ruinés à force d’hésitations, d’hypothèques et de lettres de change. Vendez.
— Et les villages hypothéqués par Philippe Savitch ?
— Avec l’argent retiré de la vente, vous désintéresserez les créanciers hypothécaires. Puis, les villages libérés, vous les vendrez aussi, mais sans vous presser, et à bon prix.
— Bien, bien, à votre guise, dit l’intendant d’un air fâché.
Comprenant que la discussion menaçait de se prolonger, Volodia attira une chaise et s’assit dans l’embrasure de la fenêtre. Une neige épaisse matelassait les toits des maisons. Des traîneaux glissaient sur la chaussée de boue rousse et crémeuse. Le ciel était mauve, triste.
Olga Lvovna parlait toujours d’une voix monotone. Volodia n’essayait même pas de s’intéresser à la conversation.