— Non, je ne signerai pas, disait-elle. Pour les dettes de mon mari qui ne sont pas constatées par une lettre de change, je renverrai ces messieurs devant le tribunal. Qu’ils plaident tout ce qu’ils voudront. Je saurai attendre. Je gagnerai…
Volodia regarda sa mère et sourit. Du vivant de son mari, Olga Lvovna était une femme nerveuse, fragile, indécise, larmoyante, qui avait une peur panique des réceptions, et demeurait confinée chez elle à rafistoler de vieilles tapisseries. Mais le décès de Philippe Savitch l’avait brusquement révélée à elle-même. Débarrassée de cet époux autoritaire, elle prenait la maison en main. Elle s’enivrait à l’idée de sa responsabilité et de sa puissance récentes. Chaque matin, elle s’astreignait à étudier les comptes de la propriété, les mémoires de travaux, les carnets de dépenses domestiques. Son plaisir, Volodia le savait, était de découvrir quelque gaffe commise par Philippe Savitch et encore ignorée de tous. Avec quelle joie mauvaise elle s’écriait alors « Je vous annonce une nouvelle générosité de Philippe Savitch ! » Elle le haïssait par-delà la mort, Philippe Savitch. Elle se vengeait de lui en dévoilant publiquement ses erreurs. Une veuve féroce, consciente de ses droits et de ses devoirs. C’était comique !
L’intendant et l’avocat s’apprêtaient à prendre congé. Olga Lvovna leur tendit à baiser sa petite main sèche cabossée de bagues. Lorsqu’ils furent sortis, elle poussa un soupir et se renversa dans son fauteuil.
— Je suis exténuée, dit-elle.
Mais un sourire de triomphe plissait sa bouche mince et pâle.
— Maman, dit Volodia, en s’approchant d’elle. Je voudrais te parler d’une idée qui m’est venue ce matin.
— Tu as besoin d’argent ?
Elle le transperça d’un regard pointu, et baissa les yeux.
— Non, dit-il. J’aimerais écrire à Michel pour l’inviter à passer quelques jours chez nous.
Olga Lvovna ne releva pas les paupières ; aucun muscle de son visage n’avait bougé ; elle demanda d’une voix plate :
— Tu t’ennuies avec moi ?
— Mais non.
— Tu ne peux même pas m’accorder tes vacances de Noël ?
— Autrefois, je passais presque toutes mes vacances chez les Danoff.
— C’était une idée de ton père.
Volodia eut un geste d’impatience :
— Cela ne te dérangeait pas, non plus, de me savoir loin.
Olga Lvovna se redressa et considéra son fils avec attention.
— Je n’ai pas l’habitude de donner des explications à un gamin, dit-elle doucement. Ta place est auprès de moi. Et je ne tiens pas du tout à héberger ton camarade. S’il venait, je ne te verrais plus de la journée.
Volodia détesta sa mère. Elle était avare. Elle n’invitait jamais personne à la maison. À cause de la dépense. Il en était sûr.
— Il me semble, dit-il, que j’ai été assez souvent chez les Danoff pour que tu t’imposes, à ton tour, le sacrifice de recevoir Michel.
— Je regrette, dit-elle en se levant, ta demande est irrecevable.
— Mais de quoi aurai-je l’air vis-à-vis de ses parents ?
— Cela ne regarde que moi.
Il la dominait de la tête, mais se sentait gauche et vaincu.
— Bon, dit-il, je m’en souviendrai. Au revoir.
— Où vas-tu ?
— Chez les Arapoff.
Il avait dit cela sans réfléchir. Olga Lvovna le saisit au poignet. Il frémit au contact de cette main froide.
— Une minute, dit-elle. Pourquoi chez les Arapoff ?
— Et pourquoi pas ?
— Tu leur as déjà rendu visite trois fois depuis le début de la semaine.
— Eh bien ?
— C’est beaucoup.
Il ne répondit pas. Alors, elle ajouta vivement :
— C’est beaucoup pour des gens de leur espèce.
Volodia prit le parti de rire :
— De leur espèce ? Qu’ont-ils fait ?
Olga Lvovna revint à son fauteuil, s’assit et croisa les mains sur ses genoux.
— Tu vois dit-elle, le mal que je me donne pour rétablir notre situation financière que ton père avait compromise avec tant de légèreté. Bientôt, grâce à mes efforts, nous serons à flot. Mieux encore, d’après mes calculs, nous compterons parmi les cinq ou six familles les plus fortunées d’Ekaterinodar.
— Je te félicite, dit Volodia avec une moue ironique.
— Tu le peux, mon cher, dit Olga Lvovna. À présent, tu dois comprendre qu’il m’est pénible de te voir choisir tes relations dans un milieu tellement inférieur à celui auquel nous avons le droit de prétendre. Qu’est-ce que cet Arapoff ? Un petit médecin municipal chargé de famille. Il vivote agréablement. Et puis… ?
— Et puis, je m’amuse chez lui.
— À cause de ses filles ?
— À cause de ses filles, de ses fils, de sa femme, de sa table, de son jardin, de sa maison…
— Tu me fais de la peine, Volodia, dit Olga Lvovna, car tu manques étonnamment de sérieux.
Volodia sentit qu’il allait se mettre en colère. Il voulut se dominer.
— Tu exagères toujours, dit-il avec une expression faussement conciliante.
Et, tout à coup, il cria :
— Je m’embête ici ! Tout est froid, triste…
De grosses larmes jaillirent instantanément des yeux d’Olga Lvovna. Elle murmura :
— Son père ! Il a parlé comme son père !
Déjà, Volodia regrettait sa brusquerie.
— Ne m’en veuille pas, maman, dit-il. Essaie de me comprendre. J’ai seize ans. Je suis en vacances. Je songe à me distraire.
— Eh bien, va te distraire, va te distraire chez les Arapoff, grommela-t-elle entre ses dents.
Tout son visage tremblait. Volodia ne savait que dire. Un grand dégoût était dans sa poitrine. Il claqua des doigts et se rappela aussitôt que son père était coutumier de ce geste. Olga Lvovna le regardait d’une façon bizarre. Il crut lire une sorte de respect craintif dans ses yeux.
— Soit, qu’attends-tu pour me laisser ? reprit-elle.
— Je peux y aller demain.
Elle haussa les épaules :
— Tu n’as pas de volonté. Tu ne sais pas tenir tête.
— À qui ?
— À moi, parbleu, s’écria-t-elle.
Puis elle se leva et quitta le bureau d’un pas saccadé.
Tania s’approcha furtivement de la porte et colla son oreille contre le battant : Nicolas et Volodia discutaient à voix basse dans la chambre. Que disaient-ils ? Et pourquoi ne l’avaient-ils pas encore appelée ? Tania se réjouissait de la camaraderie providentielle qui unissait les jeunes gens pendant ces trop brèves vacances. Ainsi, elle pouvait à sa guise voir Volodia et lui parler. Depuis le retour de Volodia à Ekaterinodar, elle avait cessé de plaindre Philippe Savitch, dont la mort l’avait d’abord si profondément ébranlée. À présent, elle reportait sur Volodia le trop-plein de son affection. Elle compatissait éperdument à sa détresse. Elle souhaitait, de tout cœur, le soulager de son chagrin. Car il était malheureux. Elle en était sûre.
Simplement, il cachait son jeu, par fierté. Peut-être la trouvait-il trop jeune pour lui confier son tourment. Avant-hier, il avait prêté à Tania les Récits d’un chasseur de Tourguenieff. Et elle avait rêvé en caressant ces pages où les yeux du jeune homme s’étaient posés avant les siens, et qui lui restituaient sa présence. Aujourd’hui, elle voulait lui rendre le livre et le remercier d’une façon qui lui fît bien comprendre la nature des sentiments qu’elle éprouvait pour lui. Mais la discussion entre Nicolas et Volodia était interminable, et Tania n’osait entrer dans la chambre, par crainte d’irriter son frère. Anxieuse, elle serrait le livre contre son cœur et attendait le premier silence. Enfin, n’y tenant plus, elle toqua du doigt au battant.