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— C’est moi ! Je vous dérange ? dit-elle.

— Oui, dit Nicolas.

Déjà, elle était dans la chambre et murmurait :

— Oh ! pardon, Nicolas ! J’en ai pour un instant. Je voulais simplement rendre à Volodia…

La chambre était pleine d’une fumée âcre et bleue, qui s’élevait en nappes jusqu’au plafond. Volodia gisait de tout son long sur le canapé, les mains jointes sous la nuque et les jambes croisées. Nicolas se tenait le dos à la fenêtre, et fumait une pipe à long tuyau de bois et à fourneau de porcelaine blanche.

— Eh bien ! pose le livre, dit-il, et laisse-nous bavarder en paix.

Volodia s’assit au bord du canapé et demanda paresseusement :

— Le livre vous a plu ?

— Oh ! oui, dit Tania.

— Pour ce qu’elle a pu y comprendre ! dit Nicolas.

— Dis tout de suite que je suis une idiote ! s’écria Tania.

Nicolas s’approcha de sa sœur et passa un bras autour de son épaule :

— Tu n’es pas une idiote. Tu es une inconsciente. Et Volodia aussi est un inconscient… Il lit, il travaille, il réfléchit, et c’est en pure perte. Vous me faites tous penser à des roues dentées qui tourneraient sans accrocher la roue voisine. Elles aussi doivent se dire qu’elles travaillent, et, pourtant, elles brassent le vide, elles gaspillent leur énergie dans un mouvement absurde qui ne touche rien, qui n’émeut rien, qui ne sert à rien…

Il était évident que Nicolas tentait de reprendre sa discussion avec Volodia au point exact où il l’avait laissée.

Volodia balançait la tête avec obstination :

— J’aime mieux ne rien toucher que tout démolir.

— Mais il faut démolir, dit Nicolas avec exaltation. Je me demande quelles institutions méritent à tes yeux de demeurer en place !

Volodia, plus jeune de deux ans que son camarade, baissait le front et cherchait une réponse intelligente et forte. Tania l’admirait à la dérobée.

Tout à coup, Volodia eut un sourire enfantin et loyal, que Tania ne lui avait pas vu depuis la mort de son père, et il dit :

— Moi, je trouve que tout va très bien comme ça. Nous vivons dans un monde qui n’est ni plus mauvais ni meilleur qu’un autre. Et l’univers que tu me proposes en échange de celui où nous sommes ne vaudra sans doute pas davantage !

— Tu nies le progrès !

— Je ne nie pas le progrès scientifique, mais je nie le progrès social.

Tania, soucieuse de marquer sa sympathie pour Volodia, crut bon d’affirmer :

— Tu sais, Nicolas, je suis de l’avis de Volodia.

— Eh bien, ce n’est pas une référence pour lui ! dit Nicolas. Et de quoi te mêles-tu, d’abord ? Songez un peu au spectacle de la Russie actuelle : en bas, la masse organique, trouble, stagnante du peuple. Un condensé d’ignorance et de vermine. Au-dessus, quelques hommes riches, cultivés, fainéants et cruels. Plus haut encore, l’empereur. Aucune transition entre ces trois pouvoirs. La mince classe, soi-disant dirigeante, est écrasée entre deux puissances énormes : la puissance de tsar et la puissance de la foule. Elle est appelée à disparaître fatalement. Nous sommes appelés à disparaître…

— Eh bien, nous disparaîtrons, dit Volodia, et rien ne sera changé malgré notre défaite.

— Si, dit Nicolas. Les profiteurs disparus, le peuple russe connaîtra l’égalité et la dignité qui lui manquent. Nous nous interposons entre lui et le tsar, nous lui cachons le tsar. Une fois qu’on nous aura supprimés le tsar et le peuple seront face à face.

— J’ai toujours entendu dire que, dans une révolution, on commençait par abattre le monarque…

— En Occident, oui. Chez nous, il n’en sera pas de même. Le peuple et le tsar sont deux entités traditionnelles. Mais la classe cultivée russe est un produit artificiel importé de France et d’Allemagne. Elle n’a pas de racines, pas de nourriture populaire. Elle doit donc nécessairement tomber.

— Je ne vois pas ce qui t’enthousiasme dans cette perspective, dit Volodia. Tu tomberas avec l’élite, et voilà tout.

— L’élite actuelle tombera. Mais moi, je ne tomberai pas.

— Et pourquoi ça ? Tu vas devenir empereur ?

— Non.

— Moujik ? Ouvrier ?

— Oui.

— Nicolas ! dit Tania peureusement. Tu n’y penses pas !

— Mais si, il y pense, dit Volodia. Il va laisser les cours de l’Université, chausser des sandales d’écorce, revêtir une pelisse en peau de mouton et labourer la terre de ses ancêtres.

Nicolas, irrité, tapa le fourneau de sa pipe éteinte contre son talon :

— Je ne deviendrai pas moujik par le costume, mais par le cœur.

— Tu me rassures, dit Volodia en riant.

Et Tania put admirer la régularité parfaite de sa dent. « Il rit. Comme je suis heureuse ! » pensa-t-elle. Et elle se mit à rire aussi, d’un air complice.

— Oui, tu nous rassures, dit-elle.

— Je ne tiens pas à vous rassurer, dit Nicolas. J’estime que le devoir de tout homme sensé est, actuellement, de se rapprocher du peuple, de se fondre au peuple et de travailler au relèvement de ses frères.

Ils se turent. Nicolas, qui jouait avec sa pipe, la laissa échapper de ses doigts. Il avait des mains molles et blanches qui ne savaient pas tenir les objets.

— Tu as les mains d’un rêveur et non d’un homme d’action, Nicolas, lui dit Volodia. La matière fuit entre tes doigts. Contente-toi donc de penser la révolution au lieu de prétendre la faire.

Nicolas regardait ses mains avec une fureur comique.

— Mes mains, mes pauvres mains, dit-il en hochant la tête. Elles me joueront plus d’un vilain tour !

— Moi, dit Volodia, j’ai consulté une bohémienne, lors d’une sortie à Moscou. Elle a examiné mes mains et m’a dit que j’aurais de la chance.

— Tout le monde a de la chance, dit Nicolas. Mais peu de gens savent l’employer.

— Je saurai l’employer. Je suis ambitieux. Je deviendrai quelqu’un !

— Et qui donc ?

Volodia posa un doigt sur ses lèvres, en signe de mystère. Tania songea qu’elle l’aimait surtout lorsqu’il parlait, lorsqu’il gesticulait, lorsqu’il se moquait gentiment de lui-même et des autres.

— Vous me prêterez encore des livres ? demanda-t-elle.

— Tu as tout ce qu’il te faut dans la bibliothèque de papa, dit Nicolas.

— Ce n’est pas la même chose, dit Tania en rougissant un peu.

Volodia rougit à son tour et tira une cigarette de sa poche.

— Je ne sais guère quel livre vous prêter, dit-il.

— N’importe lequel, à condition que ce soit un ouvrage que vous aimez…

Volodia passa une main rapide dans ses cheveux, renifla nerveusement et dit :

— Nous n’avons peut-être pas les mêmes goûts…

— Oh ! si ! dit Tania.

Et elle pensa que, si Volodia ne comprenait pas la valeur de son affection après ces dernières paroles, il était un homme sans cœur. « Je me jette à sa tête, je me jette à sa tête », se disait-elle avec exaltation.

— Voulez-vous des vers ou de la prose ? demanda Volodia, qui s’efforçait de paraître fraternel.

— Des vers de préférence.

— Évidemment, grogna Nicolas. Et des vers où l’on parle de cœur, d’amour, de lune et de larmes, autant que possible.

— Autant que possible, oui ! dit Tania sur un ton de défi.