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— Oui.

— Qui est-ce qui m’accompagnera ?

— Artem. Vous irez en train jusqu’à Tikhoretsk et, de là, vous louerez une voiture…

— Une troïka ?

— Si tu veux, dit Alexandre Lvovitch en riant. Une troïka avec des grelots et un cocher qui chantera en fouettant ses bêtes.

Michel rit un peu, comme son père, mais sans entrain, par pure politesse. Ses yeux ne distinguaient plus très bien les objets autour de lui. Des coups sourds ébranlaient sa poitrine.

Va, dit Alexandre Lvovitch d’une voix enrouée.

— Michel sortit, traversa le magasin, tête basse. Les commis accrochaient déjà les volets de bois aux vitrines. Des lampes à pétrole brûlaient sur les tables vides. L’air sentait le cuir de bottes, l’étoffe neuve, la colle. Un dernier acheteur chargeait son ballot de drap sur l’épaule. Michel quitta la salle de vente, franchit la cour à pas lents et pénétra dans l’écurie, où son cheval Chaïtan, mastiquait sagement la ration d’avoine.

Il faisait chaud dans l’écurie. On y respirait une odeur de paille écrasée et de crottin. Un fanal allumé pendait au plafond de bois. Chaïtan, ayant entendu le pas de son maître, tourna vers lui sa tête fine et rousse, marquée d’une étoile blanche au front. Michel s’approcha de l’animal, passa une main sur son dos, plaqua la joue contre son encolure glissante et tiède.

— Chaïtan, Chaïtan, je vais te quitter. On m’envoie à Moscou, murmura-t-il.

Dans un éclair, il revit Tchass sur sa jument noire, Artem dans sa hutte, le retour par la route libre, tout ce passé perdu, tout ce trésor qui lui tombait des mains.

— Adieu, Chaïtan.

Et, frappé d’une détresse subite, il se mit à sangloter à gros hoquets, le nez enfoui dans la crinière de la bête.

Chaïtan ne bougeait pas, respirait d’une haleine égale. Les chevaux voisins remuaient doucement leurs chaînes et grattaient le sol d’un sabot léger. Michel les appela par leur nom, à mi-voix, entre deux sanglots :

— Bouïane, Mouchka, Oudaloï…

Puis, soudain, il s’appliqua un grand coup de poing sur le front et s’enfuit de l’écurie sans se retourner.

CHAPITRE II

La calèche roulait à grand fracas sur la route crevée de chaleur. À droite, à gauche, la steppe s’étendait d’un flux tranquille jusqu’à l’horizon.

— Eh ! Diatchok, tu dors ou tu travailles ? cria le cocher.

Son dos énorme se dandinait au rythme des cahots. La poussière volait en nuée blonde sous les roues. Des mouches tournaient sur les oreilles nerveuses des chevaux attelés en troïka. Le drap bleu de la voiture sentait l’étoffe moisie et le goudron. Les grelots tintaient. Les essieux grinçaient.

— La route est mauvaise, n’est-ce pas ? demanda Michel.

— Quand on sait tenir les bêtes, tous les chemins sont doux comme du caramel, dit Artem avec dégoût.

Bien que la chaleur fût intolérable, Artem avait renoncé à déboutonner sa tunique ornée d’un poignard et de deux pistolets massifs. Il souffrait, digne et résigné, le menton ruisselant de sueur comme une éponge. Il souffrait et cherchait le sommeil, les paupières clignées, les narines prêtes au ronflement. Mais Michel le tira par la manche :

— Nous sommes loin du relais encore ?

— Tu es bien pressé d’arriver !

— Non, mais cela m’amuserait de voir une auberge.

— Quand le soleil se couche, les ombres s’allongent, dit Artem sentencieusement.

Il employait souvent des métaphores poétiques dont le sens échappait à ses interlocuteurs aussi bien qu’à lui-même. Mais ces formules flattaient son goût du langage noble. Et il se fâchait quand on lui demandait de les expliquer. On disait de lui, dans l’aoul, qu’il parlait comme le Coran.

Michel extirpa de sa poche un paquet de bonbons Montpensier, ramollis et poisseux, et en fourra un dans sa bouche pour tromper la soif. Artem s’était endormi. Un grognement creux et régulier sortait de ses lèvres entrouvertes. Le fouet du cocher cingla le paysage trop lent.

— Hou ! cria Michel pour « essayer l’écho ».

Mais sa voix s’évanouit aux confins de la steppe. La steppe, Michel la regardait avec une intensité obstinée, douloureuse. Elle s’étalait jusqu’aux bords du monde visible, échevelée d’herbes folles, piquée de fleurs. Si quelqu’un s’y aventure, il doit perdre pied et couler dans un abîme glauque où passent des vermisseaux à lunules de feu. Mais non, voici, très loin, le fichu rouge d’une femme qui marche dans la plaine. Elle enfonce à mi-corps dans la matière épaisse de l’herbe. Elle agite les bras. Elle rit. Elle crie. Et ses paroles se défont dans l’air, comme si certaines syllabes cheminaient plus vite que d’autres à travers l’espace enflammé. Des corbeaux volent à plat dans le ciel, et tombent sur le sol à grandes secousses d’ailes. Une borne blanche sur la route : encore dix verstes jusqu’au prochain relais.

— Artem ! Artem !

Artem dort pour de bon, et des mouches enragées se promènent sur son visage. Comme il transpire ! La sueur coule en ruisseau le long de son nez, s’accumule au-dessus de sa lèvre supérieure et dégouline jusqu’à son menton. Pourtant, il ne déboutonne pas sa tunique. C’est admirable ! « Voilà un homme, un vrai ! » songe Michel. Il n’est pas étonnant que ce gaillard ait tenu en respect douze brigands d’une tribu montagnarde, lors d’un lointain voyage à Stavropol. Que ferait-il, Artem, si on les attaquait maintenant ? Il arrêterait la calèche, il s’embusquerait derrière les roues et, à travers les rayons : « Pan, pan !… » Lui, Michel, tirerait avec sa fronde, et presque à bout portant. Quand les ennemis ne seraient plus que deux, Artem sortirait son poignard et Michel son couteau de poche à cran d’arrêt ; la lame de ce couteau était plus longue qu’un travers de main donc, elle pouvait être meurtrière. « En avant ! » Et les derniers bandits s’effondreraient aux pieds des voyageurs. Puis, ce serait l’arrivée au relais, les récits du cocher, les clameurs flatteuses de la foule, les articles dans les journaux et les distinctions honorifiques d’usage. On reconduirait Michel chez ses parents en grande pompe, et il n’irait pas à l’Académie d’études commerciales pratiques. À la seule pensée de l’école, une tristesse sans gloire accablait Michel. Pour chasser son appréhension, il résolut de ne plus s’intéresser qu’au paysage. Un village cosaque s’avançait vers lui en se balançant d’une manière comique. Tout un groupe de maisons blanches, propres et dures comme des blocs de craie, avait poussé là, en pleine herbe. Chaque demeure avait son jardin planté de maïs et de tabac, son champ de pastèques, son enclos où paissaient des vaches et des chevaux joueurs. Une église à coupole verte dominait de peu les toits de chaume du hameau. Le cocher retint ses bêtes. La calèche longea des palissades tressées d’où sortaient les têtes jaunes et ahuries des tournesols. Une femme en jupe de percale bleue, les cheveux tordus en couronne, tirait de l’eau d’un puits à balancier. Sous le porche d’une écurie, trois hommes en blouse blanche chantaient au son plaintif d’un accordéon.

— Salut, Grichka, cria l’un d’eux.

— Salut, répondit le cocher. Toujours à ne rien faire ? Tu devrais bien prendre ma place pour un jour !

— D’accord, mais je ferais maigrir tes rosses à chaque tour de roue. Il te sert à quoi, ton fouet ? À chasser les mouches ?

Michel rit de la boutade. Le cocher fouette ses bêtes. Quelques poules détalent devant les chevaux en caquetant. Des gamins en chemise et pieds nus courent dans la poussière et cherchent à s’agripper aux ressorts de la voiture.