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— Place, morveux ! hurle le cocher.

Et le village s’écoule de part et d’autre de la calèche, dans un fracas de sabots, dans un tintement de grelots exaspérés. Et, de nouveau, la steppe s’avance, lisse, pure, interminable. Tiens, un bouquet d’arbres, des acacias obèses, deux bouleaux grêles entourés d’un feuillage de vif-argent. Une malle-poste surgit, croise la troïka au galop. Le postillon, coiffé d’un chapeau de feutre, un bouquet de fleurs à l’oreille, brandit son fouet et crie :

— Rangez-vous ! C’est Vasska qui conduit !

Vasska ? Qui est Vasska ? Sûrement quelqu’un de très connu. Artem est-il au courant ?

Des têtes de voyageurs se montrent à la portière ; une main tient un gobelet d’étain.

— Saligaud ! grogne le cocher, il nous passerait sur le ventre !

La calèche reprend le milieu de la route. Le limonier trotte sec, et Michel regarde les draperies d’écume qui s’arrondissent sur son pelage. Les deux bricoliers, l’échine tirée, courbée, galopent régulièrement. La chaleur devient torride. Le ciel bleu tourne au mauve et accueille des nuages ébouriffés, livides, venus d’on ne sait où, effrayés d’on ne sait quoi. Un grondement soyeux roule à la lisière du monde. L’un des chevaux hennit, encense de la tête.

— Diable ! dit le cocher. Il va pleuvoir avant la nuit.

Une borne. Un chiffre. Le relais est proche. Voici les premières maisons de la bourgade, aux murs de terre battue, aux remparts de fumier. Artem se réveille, s’étire et se mouche d’un coup brusque dans ses doigts. Puis il s’essuie les mains avec un carré de drap blanc, impeccable.

La calèche tourne à droite. Une porte cochère s’ouvre en grinçant, et un valet d’écurie, roux et boiteux, saisit le limonier au mors et le mène à pas lents jusqu’au centre de la cour. Michel saute à bas de son siège. Artem se laisse descendre à terre, en gémissant :

— Tu nous as rompu les côtes, cocher de malheur ! La foudre tape et la branche casse.

Des calèches vides rangées à gauche, les brancards dressés, les sièges encombrés de vieux papiers. À droite, s’étirent les bâtisses vétustes des écuries. L’auberge est au fond de l’enclos.

— N’y allons pas, dit Artem. Ça sent toujours mauvais et c’est bourré de monde. Nous avons tout ce qu’il faut dans le panier.

Sur une table de bois, en plein air, il déballe les vivres de voyage, et Michel suit ses mouvements avec déférence. Il se souvient de sa mère, penchée sur ce même panier, avec sa figure jaune et fruste. Cette image l’afflige un peu. Pourtant, sa mère n’a jamais été bien tendre avec lui. Hautaine et rude, ménageant le geste, la parole, elle l’a traité, depuis son plus jeune âge, avec sévérité. Elle a privé Michel d’un millier de joies puériles, par discipline, par pudeur. Lors de son départ, même, elle lui a déposé un seul baiser sur le front. Un baiser froid et strict. Ce baiser, il le sent encore sur sa peau. Un peu au-dessus des sourcils. Pour se distraire, il regarde les provisions : une bouteille d’eau de fruit, du pain bis, une boule de fromage circassien, du saucisson fumé, des tranches de viande sèche.

Hier encore, il était à la maison, entre son père et sa mère, parmi des meubles stables, dans un pays amical et riche. Aujourd’hui, il n’y a plus que des inconnus sur sa route. Il songe tristement à toutes ces plaines dévidées à droite, à gauche, à tous ces villages dépassés, à tous ces visages aperçus. La distance qu’il a parcourue lui donne le frisson.

Que font-ils, à présent, ceux qu’il aime, ceux qu’il a quittés ? Sa mère doit raconter le départ aux vieilles Circassiennes bavardes qui lui tiennent compagnie, l’après-midi. Son père est au bureau. Tchass monte la jument noire. Dire que Michel ne la verra même pas sellée et docile ! Il compare son aventure à celle des chevaux sauvages : ils jouent, insouciants, dans la plaine. Et puis on les attrape. On leur passe le mors. Et il faut qu’ils travaillent pour gagner leur fourrage. C’est leur Académie d’études commerciales pratiques.

— Le fromage est trop salé, dit Artem. Et je crois qu’un peu d’eau de fruit a coulé sur le pain. Mais c’est bon quand même.

— Oui, c’est bon, dit Michel d’une voix blanche.

— Ta maman m’a dit d’acheter du kwass si nous avions soif. Et je meurs de soif…

— Maman t’a dit cela ? Quand ?

— Juste avant de partir. Sur le perron.

— Sur le perron… sur le perron, murmure Michel, et son chagrin l’empêche d’en dire davantage.

Il va pleurer, c’est sûr. Et devant Artem encore !

Artem tousse et se gratte la nuque. Il est visiblement gêné et ne sait comment détourner la conversation. Tout à coup il repousse son chapeau d’astrakan sur la nuque et pose sa patte énorme sur la main droite de Michel.

— Tu es triste, dit-il.

— Non, dit Michel avec colère.

— C’est bien ce que je pensais, dit Artem. L’oiseau s’envole et la branche tremble. Allah ! Allah ! On a des malheurs à tout âge, et plus tôt on commence, plus tôt on a fini.

— Je n’ai pas de malheurs. Simplement, j’étais heureux à la maison. Je montais à cheval, j’allais, je venais, je vous regardais travailler…

— Et tu ne travaillais pas toi-même. Ton tour est venu. C’est justice. Les Tcherkess sont éleveurs, ou guerriers, ou voyageurs. Un beau jour, ils quittent parents, femme, enfants et partent à l’aventure…

— Ils ne vont pas à l’Académie d’études commerciales pratiques, dit Michel avec humeur.

— Et après ? Qu’est-ce que ça change ? L’Académie, la montagne, c’est la même chose. Cligne des yeux, tu verras plus haut.

— Je n’ai pas envie de voir plus haut.

— Parce que tu es bête comme une brique. Pense un peu ! À douze ans, tu vas affronter Moscou. Quelle expédition ! Aïe ! Aïe Aïe ! Comme je serais fier à ta place !

— Je voudrais être de retour.

— Mais tu nous reviendras. Tu nous reviendras comme le Tcherkess qui a quitté sa famille et s’est lancé au galop vers la terre inconnue. Tu nous reviendras, et tu nous diras comme lui : « Voici ce que j’ai vu, pendant que vous, pauvres imbéciles, demeuriez sur place à vous chauffer le dos. Voici ce que j’ai vu, moi… » Et nous tous, assis en cercle, la pipe aux dents, nous t’écouterons en hochant la tête. Et puis il y aura des danses pour toi. Et on tirera des coups de feu en ton honneur. Et tu seras plus grand et plus fort parce que tu auras osé mettre un pied devant l’autre…

Jamais de sa vie, Artem n’avait parlé de façon aussi abondante et péremptoire. Michel le considérait avec stupeur. Le visage hâlé et violent du Tcherkess exprimait une émotion véritable. Ses mâchoires étaient serrées. Un regard d’orgueil brillait dans ses minces yeux noirs.

— Pourquoi me dis-tu tout cela, Artem ? demanda Michel.

— Parce que je n’ai pas eu de fils ! dit Artem.

— Je ne comprends pas.

— Qui te demande de comprendre ?

À ces mots, Artem partit d’un éclat de rire, si franc, si juvénile, que Michel lui sauta au cou.

— Laisse-moi ! Tu m’étrangles !

— Tu ne m’oublieras pas, Artem ?

— L’herbe coupée, la racine demeure. Non, je ne t’oublierai pas. Et nous prendrons soin de la jument noire. Quand tu reviendras, elle sera dans votre écurie. Toute sage. Toute belle.

— Comment l’appellerons-nous ?