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Je souhaite que vous n’ayez pas à vous repentir de votre décision. Volodia n’est pas encore rentré.

Aussitôt, Michel redouta le pire. Volodia était un garçon emporté, orgueilleux. Après la correction que Michel lui avait infligée, il était capable de se suicider ou d’aller insulter la famille Arapoff à domicile. Michel dîna de mauvais appétit au restaurant de l’hôtel et, aussitôt après, expédia un commissionnaire chez les Bourine, avec ordre d’interroger le concierge de la maison en lui promettant un pourboire substantiel. Les nouvelles que rapporta le commissionnaire étaient rassurantes. Volodia venait de rentrer ivre mort, la lèvre ouverte et l’œil poché. Il s’était enfermé dans sa chambre. Mme Bourine lui avait fait monter une bouteille d’eau gazeuse et un sachet de bicarbonate de soude. Michel était à la fois rasséréné et déçu par cette fin sans gloire. Il se coucha tôt et résolut de laisser passer quelques jours avant de revoir Tania. Quelle que fût la qualité de son affection pour la jeune fille, il ne pouvait oublier qu’elle était responsable de sa brouille avec Volodia, et cette pensée lui était pénible. Il se disait aussi que, le secret de ses rendez-vous ayant été découvert, il valait mieux, pour préserver la réputation de Tania, s’imposer momentanément une prudence exemplaire. Peut-être même eût-il été sage de quitter la ville pour une semaine ou deux ? Enfermé dans ce dilemme, Michel se surprit à regretter que Volodia ne fût pas là pour lui donner un conseil amical. Il dormit mal et rêva toute la nuit de visages haineux et de roses piétinées. Le lendemain, il écrivit à Tania pour la prier de retarder leur prochaine entrevue. Il ne fixait pas de date précise. Il affirmait qu’il lui écrirait encore.

Chaque matin, Tania inspectait fiévreusement le courrier. La seule lettre qu’elle reçut en l’espace d’une semaine fut une longue missive de Lioubov. Par l’entremise de l’amie qui chaperonnait Tania, Lioubov avait appris le scandale de la roseraie. Elle se demandait si elle n’en était pas indirectement responsable. En effet, le jour même de la querelle, Kisiakoff, de passage à Ekaterinodar, avait rencontré Volodia et avait tenté de le raisonner. Pour calmer la rancune du jeune homme contre la famille Arapoff il lui avait dit que Tania ne méritait pas d’être aimée, qu’elle n’avait pas tardé à s’enticher de Michel Danoff et qu’il savait le lieu de leurs rendez-vous. « J’avais tout raconté à mon mari, écrivait Lioubov, mais sans penser à mal. Pouvais-je imaginer qu’il renseignerait Volodia sur vos manigances ? Ah ! que je suis malheureuse de t’avoir causé du tort. N’importe, il vaut mieux que les choses se soient passées ainsi. Ce Michel n’était pas un homme pour toi. Je l’ai jugé dès le premier coup d’œil. Compte sur moi, ma chérie, je te trouverai un époux digne de tes mérites. Un garçon fort, respectueux, intelligent et fortuné. Qui sait ? Peut-être Volodia, piqué par la jalousie, reviendra-t-il à d’autres sentiments ? Je souhaite de tout cœur que tu te réconcilies avec Volodia. Tu sais que mon mari doit beaucoup à sa mère. Je t’expliquerai. Tout près de chez nous, il y a un cantonnement de cosaques. Parmi les officiers, je peux te citer… »

Tania n’en lut pas davantage et fondit en larmes :

— Elle l’a fait exprès ! cria-t-elle. Exprès ! Et Kisiakoff aussi l’a fait exprès ! Tout le monde me déteste ! Michel lui-même ne veut plus de moi !

Elle pleura longtemps, étendue sur son lit, à plat ventre. Puis, elle se lava le visage et changea de robe. Elle se sentait vide et molle. Des pensées absurdes la traversaient, sans qu’elle y prît garde. Un moment, elle se demanda si elle s’appelait bien Tania Arapoff et si cette maison était encore la sienne. Elle sortit dans le corridor, poussa la porte de la chambre voisine, où Akim et Nina préparaient leurs devoirs. Akim leva vers elle un visage rond, marqué de taches de rousseur. Il avait quatorze ans et sa paresse était proverbiale.

— Si c’est pas malheureux de travailler par un temps pareil ! dit-il.

— Finis ton devoir, dit Nina, et puis nous jouerons aux dominos.

— Non, dit Akim, j’ai rendez-vous avec des copains au jardin municipal.

Tania connaissait bien ces « copains », fiers de leurs uniformes gris et de leurs casquettes à visières miroitantes. Ils traînaient par groupes dans les allées du parc, discutaient avec des voix enrouées par la mue, et bombardaient de petits cailloux les lycéennes assises sur les bancs de la promenade.

— Tu vas encore embêter les filles ? dit Nina.

— Oui ! dit Akim. C’est tordant ! Hier soir, il y en a une qui s’est mise à pleurer parce qu’on lui avait taché sa robe.

Nina, douce et pensive, secouait son visage éteint.

— Vous êtes odieux, dit-elle. Au gymnase, toutes les filles de ma classe se moquent de vous.

— N’empêche qu’elles sont ravies de voir qu’on s’occupe d’elles !

Tania écoutait son frère, sa sœur, et leurs propos ressuscitaient en elle l’époque heureuse où ses propres chagrins se limitaient à une réprimande de l’institutrice ou un regard sournois d’un élève du gymnase municipal. Des voix de jeunes filles anciennes remontaient du passé, avec un décor de salle de danse et de guirlandes : « Voilà les cavaliers ! » « Celui qui me choisira pour le troisième quadrille, je lui donne mon cœur ! »

Qu’elle avait donc rapidement vécu, distancé tout cela, et qu’il était étrange de constater que d’autres s’intéressaient encore à ces joies et à ces peines minuscules ! Elle se jugeait vieille, triste, en face de ces enfants exaltés. Les mêmes mots et les mêmes gestes servaient à tout le monde, et, au bout de tous les désordres de l’âme, il n’y avait que l’ennui et la mort. Elle bâilla, ramassa un morceau de buvard dans la corbeille à papier et se mit à le déchirer en lanières. « Et quand j’aurai fini de déchirer le buvard, qu’est-ce que je vais faire ? » se dit-elle. Elle eut peur, tout à coup, du néant de son existence. Akim s’était levé et jonglait avec deux règles.

— Regarde, disait-il, je les fais tourner trois fois en changeant de main. Essaie d’en faire autant.

Tania prit les règles, les jeta au plafond, et elles retombèrent sur le parquet à travers ses doigts insensibles.

— Quelle gourde ! criait Akim. Les filles, c’est formidable comme elles sont gourdes pour ces choses-là ! Sais-tu dire très vite « L’eau de Cologne des Catalans de Catalogne ?… »

Il se promenait en rond dans la chambre et répétait en claquant des doigts :

— L’eau de Cologne des Catalans de Catalogne… L’eau de Cologne des Catalans de Catalogne…

— Tais-toi, Akim, dit Nina. Je ne peux pas terminer mon problème si tu cries. Va dans le couloir.

— Je vais où il me plaît. L’eau de Cologne des Catalans de Catalogne. Tu sais qu’avant-hier je suis descendu du premier étage par la gouttière ? C’est pas toi qui en aurais fait autant ! L’eau de Cologne des Catalans de Catalogne.

Tania se boucha les oreilles et sortit dans le corridor. Mais Akim la suivait en glapissant dans son dos :

— L’eau de Cologne des Catalans de Catalogne ! L’eau de Catalogne des Colognes de Catala…

Il pouffa de rire :

— Tu as entendu ? Je me suis trompé ! J’ai dit l’eau de Catalogne ! Il faudra que je le raconte aux copains !