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Comme Tania s’engageait dans l’escalier, il lui barra la route :

— Tu veux que je descende l’escalier sur la rampe ?

— Je veux que tu retournes à tes devoirs.

— Eh bien, non ! Je reste. L’eau de Cologne des Catalans de Catalogne ! Tu es furieuse, parce que tu aimes quelqu’un. Je le sais ! Je le sais !

— Tant mieux pour toi.

— Moi, je n’aimerai jamais une fille, dit Akim. Elles me dégoûtent. Je veux être un Spartiate. Regarde.

Il se mordit le poignet jusqu’au sang.

— Tu vois, je n’ai pas crié. L’eau de Cologne des Catalans de Catalogne ! L’eau de Cologne…

Tania, excédée, bouscula son frère et descendit l’escalier, poursuivie par ses hurlements :

— L’eau de Cologne des Catalans de Catalogne ! L’eau de Cologne…

Elle se réfugia au salon et se laissa tomber dans la bergère bouton d’or. Zénaïde Vassilievna, le nez chaussé de lunettes bleues, tricotait des bas pour les « enfants malheureux ».

— Qu’as-tu, Tania, dit-elle, tu ne tiens pas en place ?

— Mais rien, maman, je t’assure…

Par la fenêtre ouverte, on entendait le pépiement aigu des oiseaux qui se pourchassaient de branche en branche. L’herbe et les fleurs sentaient fort.

— Veux-tu une tranche de pastèque ? reprit Zénaïde Vassilievna.

Tania secoua la tête. Que lui parlait-on de manger ? Elle n’avait pas besoin de nourriture, mais d’une présence, mais d’une voix dont elle était sevrée depuis plus de huit jours. Était-il possible qu’elle ne le revît plus ? Peut-être fallait-il lui écrire ? Non, elle ne s’abaisserait pas à une pareille manœuvre. Elle souffrirait en silence. Elle mourrait en silence. La porte de la grille s’ouvrit en grinçant. Tania bondit sur ses pieds, suffoquée par un espoir soudain. C’était lui. Il venait la reprendre, la consoler, l’emmener…

Mais, déjà, la voix de Constantin Kirillovitch résonnait dans l’antichambre :

— Quelle chaleur, mes enfants !

Tania poussa un sanglot écorché, se rua hors du salon, grimpa l’escalier quatre à quatre, tandis que Zénaïde Vassilievna criait derrière elle :

— Tania ! Tania ! Qu’as-tu ?

Au bout d’un quart d’heure, Tania redescendit les marches, blanche, l’œil vague, et un chapeau de paille sur la tête.

— Je vais à la pâtisserie Heise acheter des gâteaux, dit-elle d’une voix calme.

— Tu as faim ?

— Oui.

— Mais tu seras de retour pour sept heures ?

— Oui.

Dans la rue, elle marcha rapidement, le regard baissé, le pied leste. Elle avait décidé de surmonter sa honte et de se rendre à l’hôtel de Saint-Pétersbourg pour interroger le concierge et rencontrer Michel.

Ce fut la face enflammée, le cœur battant, qu’elle s’avança vers le portier galonné de l’hôtel.

— Michel Alexandrovitch Danoff habite bien chez vous ? dit-elle doucement.

Le portier mouilla son doigt de salive et feuilleta un épais registre en murmurant :

— Chambre 67, chambre 67…

— Eh bien ? dit Tania.

Mais, déjà, l’homme relevait la tête et prononçait avec un affreux sourire :

— Je regrette, mademoiselle. Vous arrivez trop tard. Michel Alexandrovitch est reparti hier soir pour Armavir.

— Mais… mais ce n’est pas possible, balbutia la jeune fille.

— Si…

Tania, hébétée, chancelante, regardait ce visage aux petits yeux rieurs, qui flottait devant elle comme un ballon. Elle eut la force de proférer : « Je vous remercie », et se précipita dans la rue. Parti ? Michel était parti, sans explications, sans excuses. Comme un voleur. Mais pourquoi était-il parti ? Qu’avait-elle dit, qu’avait-elle fait, qui justifiât cette fuite ? Tania bredouillait en marchant des phrases sans suite, s’arrêtait, hochait la tête, repartait, courbée en deux, telle une fille malade. Elle se retrouva dans l’antichambre de la maison sans savoir comment elle avait parcouru tout le long chemin du retour. Dès le seuil, une odeur de fruits sucrés la prit à la gorge. Une balle de caoutchouc traînait au pied de l’escalier. Au premier étage, on entendait la voix enrouée d’Akim qui glapissait :

— L’eau de Cologne des Catalans de Catalogne !

Un frisson horrible secoua tout le corps de la jeune fille. Ses dents s’entrechoquaient. Elle gémit :

— Tout est fini maintenant !

Et, d’un œil stupide, elle regardait la balle de caoutchouc au coin de la première marche. Cette balle de caoutchouc occupait toute sa pensée.

— L’eau de Cologne…

— Assez ! hurla Tania.

Puis, elle se sentit basculer dans un univers de cloches emballées et de sifflements.

Des voix renaissaient à travers l’abîme brumeux du silence. Des gestes affleuraient à la surface de son sommeil : la barbe blonde de Constantin Kirillovitch, sa bague brillante, les lunettes de Zénaïde Vassilievna, un parfum d’eau de Cologne et de linges mouillés.

— Elle revient à elle, dit Zénaïde Vassilievna. Laisse-nous seules, Constantin.

— Bon, bon.

Un pas lourd craqua sur le parquet. Une porte se referma, au bout du monde.

— Mon enfant, ma petite Tania ! Tu nous en as fait une peur !

Tania voyait au-dessus d’elle le visage pâle et tendre de sa mère. Une mèche de cheveux gris pendait sur son oreille. Ses lunettes bleues, rafistolées avec un ruban, lui descendaient jusqu’aux narines. « Pourquoi n’achète-t-elle pas une autre paire de lunettes ? » pensa Tania. Et cette idée lui parut très intéressante et très neuve.

— Pourquoi n’achètes-tu pas une autre paire de lunettes, maman ? dit-elle d’une voix faible.

Zénaïde Vassilievna sourit et glissa un doigt sous la nuque de la jeune fille.

— Je vois que ça va mieux, dit-elle.

— Oh ! oui, dit Tania. Où est la balle en caoutchouc ? J’ai marché dessus et je suis tombée, n’est-ce pas ? Et vous m’avez transportée sur mon lit…

Tout à coup, lui revint le souvenir de sa visite à l’hôtel, du portier obèse et de la fuite éperdue dans la rue Rouge. Des larmes chaudes et pressées lui brouillaient les yeux. Elle porta ses deux mains à sa bouche pour retenir un cri.

— Qu’as-tu, ma chérie ? demanda Zénaïde Vassilievna.

— Il est parti, soupira Tania, le regard hésitant, les lèvres tremblantes.

— Volodia ?

— Il ne s’agit pas de Volodia.

— Et de qui donc ?

— De Michel, de Michel Danoff !

— Tu le connais ?

— Oui !

— Et tu l’aimes ?

— Oui !

— Allons bon ! grogna Zénaïde Vassilievna. Hier, c’est Volodia. Aujourd’hui, c’est Michel. Je n’y comprends rien ! Tu as un cœur d’artichaut, ma petite fille. Tes emballements te joueront un mauvais tour…

— Mais ce n’est pas un emballement ! C’est un amour, un grand amour, maman, l’amour de ma vie…

— Tu commences à m’inquiéter avec tous ces amours de ta vie, dit Zénaïde Vassilievna. Je t’avais priée de te tenir tranquille après ton aventure avec Volodia. Non, il a fallu que tu te lances dans les bras d’un autre soupirant. Un Danoff remplace un Bourine. Tu as la folie des grandeurs. Ces deux garçons sont trop riches pour toi et ne sont pas de notre monde. Ils s’amusent de toi. Ils ne t’aiment pas.

— Si ! Si ! rugit Tania.

— Crois-en mon expérience, Tania. Celui qui t’épousera ne sera pas un millionnaire, mais un homme travailleur probe et simple. Ton père et moi savons ce qu’il te faut. Nous avons pensé à ce jeune collègue de papa…