— Je vois de qui tu veux parler ! C’est cet affreux Maximovitch, qui est myope et qui a une épaule plus basse que l’autre…
— Il n’a pas une épaule plus basse que l’autre, dit Zénaïde Vassilievna avec sévérité. Ses deux épaules ne sont… ne sont pas à la même hauteur, et c’est tout… D’ailleurs, on n’épouse pas un homme pour ses épaules…
— Eh bien, si ! s’écria Tania en s’asseyant dans son lit. Moi, j’épouserai un homme pour ses épaules !
— Tu ne sais plus ce que tu dis !
— J’épouserai un homme pour ses épaules ! Et j’aime les épaules de Michel ! Et je ne veux pas d’autres épaules que les épaules de Michel !…
Zénaïde Vassilievna, affolée, tournait autour du lit en répétant :
— Tania ! Tania ! C’est une nouvelle crise !
— Je ne veux pas d’autres épaules que les épaules de Michel ! glapissait Tania. Au secours ! Au secours, Michel ! Michel !
Elle trépignait dans son lit, secouait la tête, mordait les draps.
La porte s’ouvrit d’une volée et Constantin Kirillovitch parut sur le seuil, les sourcils froncés, l’œil terrible.
— C’est fini, cette comédie ? cria-t-il.
Tania se tourna vers le mur et se mit à pleurnicher dans son coude.
— Il faudrait peut-être des gouttes, Constantin ? dit Zénaïde Vassilievna d’une voix humble.
— Des gouttes ! Des gouttes ! dit Arapoff. On les réserve aux malades, les gouttes.
— Mais elle est malade.
— Non. Donne-lui un verre d’eau et qu’elle se repose un peu. Demain, je la conduirai à la roseraie pour la distraire.
— La ro-se-raie-aie ! Oh ! Oh ! gémit Tania.
Et ses sanglots reprirent de plus belle.
— Voilà tout ce que tu obtiens avec tes réprimandes, Constantin, dit Zénaïde Vassilievna. Cette petite est nerveuse. Elle a besoin de ménagements.
— Mais je n’ai rien dit ! grogna Arapoff, visiblement gêné. Si on ne peut plus parler de la roseraie !…
— Tu es dur avec elle.
— Bon, bon. J’ai compris, je m’en vais. Mais je commence à en avoir assez de l’atmosphère qui règne dans cette maison. Des crises d’hystérie, des regards langoureux, des mystères ! Ah ! les femmes ! les femmes !…
Il sortit en claquant la porte, mais revint cinq minutes après et déposa un petit flacon sur la table de nuit.
— Voilà de la valériane, dit-il sur un ton rogue.
CHAPITRE XII
Tania était allongée sur son lit, la nuque soutenue par une pile d’oreillers, les épaules recouvertes d’un châle. Depuis son évanouissement, elle avait obtenu le droit de se lever tard. Chaque matin, avant de s’habiller, elle lisait quelques pages d’Eugène Onéguine. Nina, assise en tailleur sur le tapis, curait les oreilles d’un petit chat avec une brindille de bois entourée d’étoffe. L’animal miaulait, soufflait, se débattait contre la poitrine de la jeune fille.
— Laisse-le, dit Tania.
— Pas avant qu’il soit propre. Il a de petites saletés marron dans les oreilles. Et c’est pour ça qu’il se gratte.
— Quelle manie de recueillir les bêtes et de nettoyer leurs saletés marron ! Tu es une jeune fille et tu te complais dans des ordures. Tu n’as aucune poésie dans l’âme.
— Mais ça aussi, c’est de la poésie, dit Nina en souriant.
— Non, non, écoute plutôt, dit Tania.
Et elle récita d’une voix tremblante :
Je vous écris, en faut-il plus ?
Que pourrais-je encore vous dire ?
Je sais qu’il vous serait facile
De me punir par le mépris.
Mais, si vous éprouvez un peu
De pitié pour mon triste sort,
Vous ne m’abandonnerez pas…
— C’est beau, dit Nina en jetant un tampon souillé dans la corbeille.
— Ce n’est pas seulement beau, c’est vrai. Oh ! Comme c’est vrai ! Et l’héroïne s’appelle Tania. Comme moi-même. Cela ne te paraît pas étrange ?
— Non.
— Elle s’appelle Tania. Et elle aime un homme insensible. Une vieille histoire !…
Tania glissa le livre sous son oreiller et renversa la tête pour ne plus voir que le plafond de plâtre rose clair. Cinq jours avaient passé depuis la révélation du portier, et Tania en était encore toute désemparée. Elle ne quittait plus sa chambre que pour les repas, mangeait à peine sous l’œil inquiet de ses parents, et remontait vite chez elle pour lire des poètes romantiques et noter des pensées tristes dans son journal. Elle avait maigri, pâli. Elle ne soignait plus sa mise. Elle affectait de ne plus se coiffer. « À quoi bon ? » disait-elle avec amertume, lorsque sa mère la suppliait de nouer un ruban dans ses cheveux. Nina, devinant que sa sœur était amoureuse, essayait parfois de provoquer ses confidences.
— Que c’est donc affreux d’avoir des peines de cœur ! dit-elle en berçant le petit chat.
— Oui, dit Tania, d’un air pénétré. C’est une épreuve que tu ne connais pas encore et que je te souhaite de ne jamais connaître.
— Tu l’aimes depuis longtemps, ce jeune homme ?
— Quand on aime vraiment, on ne sait plus depuis combien de temps on aime !
— Et comment s’appelle-t-il ?
— Cela ne te regarde pas, dit Tania.
Mais, au fond d’elle-même, le nom de Michel sonnait comme une cloche. Il lui semblait, par moments, qu’à force de penser à Michel, elle finirait par obtenir sa présence. Elle regarderait longtemps ce coin de la chambre, et, tout à coup, il serait là. Et il viendrait vers elle, souriant et gêné, comme dans le jardin. Alors, elle se pendrait à son cou, radieuse, folle, secouée de rires et de baisers joyeux.
Le petit chat échappa aux caresses de Nina et sauta d’un bond élastique sur le traversin. Tania lui gratta le menton d’un doigt distrait. Ses yeux ne quittaient plus le fond de la pièce. Mais aucune silhouette ne s’imposait entre la cheminée et le bois du lit. Michel était loin. La vie était privée de signification.
Une porte claqua au rez-de-chaussée. Les pas de la bonne se hâtèrent dans le couloir. Tania entendit la voix de la servante qui disait : « Une visite pour vous, Zénaïde Vassilievna. » Et Zénaïde Vassilievna sortit de sa chambre. De nouveau, des portes s’ouvrirent et se refermèrent. L’escalier grinça. Puis ce fut le silence.
Tania s’étonnait de constater que l’existence de la maison n’avait pas été bouleversée par sa grande détresse. Elle pouvait se tordre de désespoir, et, cependant, le dîner froid serait servi à sept heures précises. Fallait-il donc qu’elle mourût pour déranger cette ordonnance ? Elle songea un instant au scandale d’une mort violente. On la découvrirait sur son lit, pâle, belle et entourée de fleurs. Michel, secrètement averti de son suicide, entrerait en coup de vent dans la pièce et s’écroulerait à ses pieds en gémissant : « Qu’ai-je fait ? »
Oui, oui, à quoi bon vivre, puisque la mort seule devait le ramener à elle ? Vaincue dans sa forme charnelle, elle triompherait de lui dans sa forme éthérée. Comment se pouvait-il qu’elle n’eût pas réfléchi plus tôt aux avantages indiscutables de cette solution ? Pourquoi existait-elle encore ?
Tania se leva d’un bond, ouvrit un tiroir de son bonheur-du-jour et en extirpa difficilement un cahier relié de toile : son journal intime. Sur la page blanche, elle écrivit « Aujourd’hui, 5 août 1895, une grande résolution vient de m’éclairer. »