— Oulîta.
— Pourquoi Oulîta.
— Et pourquoi pas Oulîta ? C’est joli, Oulîta. J’ai connu une femme fidèle qui se nommait ainsi. La jument te sera fidèle. C’est important.
— Oui, c’est important, dit Michel en fronçant les sourcils pour se donner un air averti.
Un gamin, pieds nus, les pantalons roulés, la camisole crottée jusqu’aux épaules, apporta une bouteille de kwass. Artem la débrida, et le bouchon jaillit d’un claquement sec vers le feuillage :
— Allah, verdy ! Que Dieu soit avec toi, mon garçon.
L’ombre du tilleul s’étirait jusqu’au centre de la cour. Des valets d’écurie s’affairaient autour de la calèche. Le cocher s’approcha de la table, son bonnet à la main :
— Quand vous voudrez partir…
CHAPITRE III
Le nez écrasé contre la vitre, Michel regardait s’éloigner la calèche, haute sur roues, ailée de poussière, qui emportait son ami Artem. À genoux sur la banquette arrière, le Tcherkess secouait son chapeau à bout de bras, grimaçait, criait quelque chose. La voiture tourna le coin de la rue. Et Michel sentit que le dernier lien qui le rattachait à la maison, à la famille, venait de se rompre d’un coup. Il était seul. Le vide bourdonnait autour de sa tête chaude. Une mouche traversa le champ de sa vision. Il l’envia d’être une mouche. Des larmes brûlantes lui piquaient les paupières, lui gonflaient le nez. Il s’écarta de la fenêtre. Quelqu’un était assis devant lui. Ah ! oui ! Volodia Bourine. Cette chambre était la chambre de Volodia Bourine. Cette maison était la maison de Volodia Bourine. Un drôle de garçon, ce Volodia Bourine, maigre, blond, assez joli, mais avec des yeux voleurs et des oreilles décollées. Les Tcherkess n’avaient jamais les oreilles décollées parce que, dès leur plus tendre enfance, ils portaient un bonnet enfoncé sur le crâne.
Volodia taillait un crayon sur son pouce. Il posa le crayon au bord de la table, souffla la poudre de plomb rassemblée dans sa paume et referma son canif avec précaution.
— Alors, il est parti ? demanda-t-il.
— Oui, dit Michel.
— Et tu le regrettes ?
Michel haussa les épaules avec humeur. Volodia se planta devant lui, les jambes écartées, les poings aux hanches, et le considéra gravement :
— C’est drôle, tu parles assez mal le russe. Et tu as un accent terrible, par-dessus le marché.
— Je me demande l’accent que tu aurais si tu parlais le circassien ! dit Michel.
— Que comptes-tu faire, plus tard ?
Michel n’avait jamais réfléchi à la question. Il grommela :
— Plus tard, je reviendrai à Armavir et je monterai à cheval.
— Moi, plus tard, je veux m’amuser…
— Comment ?
— En amusant les autres. Je veux être acteur, ou écrire des histoires comiques dans les journaux, ou dessiner des tableaux qui feront rire…
— Et c’est pour ça qu’on t’envoie à l’Académie d’études commerciales pratiques ?
Volodia fronça les sourcils, posa un doigt sur ses lèvres et chuchota :
— Mon père ne connaît pas mes projets.
Puis, tout à coup, il saisit Michel par le bras et l’attira auprès de lui sur le canapé :
— Écoute. Tu me plais parce que tu as l’air franc. Si tu veux que nous devenions des amis, je te montrerai le carnet secret que j’ai déjà préparé.
Et, sans attendre la réponse de Michel, il tira de sa poche un carnet à couverture de toile verte, l’ouvrit sensationnellement.
« Carnet secret », lut-il en tournant la première page.
Les autres pages étaient vides.
— Que vas-tu y inscrire ? demanda Michel.
— Des impressions, dit Volodia. Mon précepteur français, Lebègue, m’a dit que j’avais des dispositions pour le récit. Alors, je vais faire des récits.
— De quoi ?
— Oh ! les sujets ne manquent pas, dit Volodia.
Il passa une main nerveuse dans ses cheveux.
— Est-ce que tu as des sœurs ? reprit-il brusquement.
— Non.
— Et des cousines ?
— Oui, deux : Sophie et Olga.
— Elles sont jolies ?
Michel ne s’était jamais demandé si ses cousines étaient jolies. Il répliqua évasivement :
— Je les aime bien.
— Oui, mais… enfin… la figure ?
Comme Michel se taisait, le front bas, l’œil distrait, Volodia bondit à pieds joints sur le canapé et se croisa les bras avec violence.
— Est-ce que tu aimes les filles ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas. Je ne joue jamais avec mes cousines.
— Pas tes cousines. Les autres. Qu’en penses-tu ?
— Rien.
— Je vois que tu arrives de loin, Micha. Tu permets que je t’appelle Micha ? Les filles, c’est très amusant !
— Pourquoi ?
— Ça crie. Ça pleure. Ça dit des mensonges. Et on est toujours puni à cause d’elles, dit Volodia.
— Eh bien ?
Volodia fit un sourire malin :
— Micha ! Micha ! Je t’apprendrai. Il y a des filles extraordinaires. Des filles fatales. Surtout si elles sont amoureuses de toi !
— À douze ans ?
— Oui, à douze ans… Et même avant… J’en connais moi…
— Qui sont amoureuses de toi ?…
Volodia eut une sorte de petit rire sangloté et saisit son nez dans son poing, comme pour prévenir un éternuement :
— Oui ! Oui ! figure-toi !
Michel, que la question dépassait, ne répondit rien. Il examinait avec surprise ce gamin éveillé, rieur, cette chambre inconnue, ces jouets épars sur le tapis. Mais, tout à coup, le frêle décor craqua comme une écorce, et Michel n’eut plus sous les yeux que la courbe ensoleillée de l’Ouroup, et la jument noire, cabrée dans un éclaboussement de feu.
— Moi, je monte à cheval, dit-il, et je sais lancer le lasso.
— Tu sais lancer le lasso ? s’écria Volodia. Alors, nous sommes sauvés. Figure-toi que j’ai organisé un cirque chez les Arapoff. C’est une famille très bien, pleine de filles. Demain, c’est l’anniversaire de Tania, la seconde. Elle a des yeux bleus. Il y aura une grande représentation. Les parents assisteront peut-être et paieront leur place. Moi, je fais le clown, le dompteur de fauves et le dresseur de chevaux.
— Il y aura des chevaux ?
— Non, ce sont les filles qui font les chevaux, dit Volodia avec sévérité. Mais elles les imitent très bien. Et j’ai un long fouet. Toi, tu feras un numéro de lasso exceptionnel. On t’ajoutera sur l’affiche…
Il parlait si vite qu’il dut s’interrompre pour essuyer un peu de salive qui lui coulait sur le menton.
— On t’ajoutera sur l’affiche en lettres rouges, reprit-il. Micha, l’homme de la steppe.
Il s’arrêta encore pour souffler et, brusquement, passa son bras autour des épaules de Michel :
— Tu sais, tu me plais de plus en plus. Tu es un type très bien. Veux-tu qu’on fonde un club ?
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est quand on se réunit à quelques-uns pour faire quelque chose. Nous serons deux, toi et moi…
— Et qu’est-ce qu’on fera ?
— On amassera de l’argent et on achètera des pièces de feu d’artifice. Mais pas un mot à personne.
Malgré lui, cette gaieté active enchantait Michel. Il admirait Volodia de pouvoir parler aussi vite et avec tant de gestes.
— Je veux bien, dit-il. Mais je n’ai pas d’argent.
— Pfft ! On en trouve !
Un pas vif se rapprochait de la chambre.