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Elle s’interrompit, parce que la femme de chambre frappait à la porte.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Zénaïde Vassilievna a une visite et vous demande de descendre.

— Je ne peux pas. Je suis occupée, dit la jeune fille avec humeur.

— Elle insiste beaucoup pour que vous veniez.

— Vas-y, Tania, dit Nina, sans cela maman sera fâchée…

Tania haussa les épaules, rangea son cahier et se regarda dans la glace. Son visage blanc et maigre lui fit peur : « J’ai déjà l’air d’une morte. » Cette visite la retardait dans ses préparatifs. Mais elle ne ferait qu’une apparition rapide au salon et remonterait dans sa chambre pour brûler des lettres.

Forte de cette décision, elle descendit l’escalier à pas lents et pénétra dans le salon en tenant haut la tête.

Mais, dès le seuil, elle chancela et lâcha un cri sourd :

— Michel !

Michel et Zénaïde Vassilievna étaient assis côte à côte sur le canapé. Michel se leva. C’était lui. C’était bien lui, avec ses cheveux noirs et lisses, sa moustache fine, son regard sérieux. Il était vêtu d’une jaquette. Il tenait des gants blancs à la main. Tania sentit que ses genoux se dérobaient sous elle et que l’air fuyait ses poumons. Elle murmura :

— Vous ?… D’où venez-vous ?…

Zénaïde Vassilievna s’essuyait les yeux avec un petit mouchoir de dentelle.

— Ma chérie, dit-elle d’une voix chevrotante, Michel Alexandrovitch nous… nous fait l’honneur de… pour ainsi dire… nous demander ta main…

— Quoi ? dit Tania.

— Tu es sourde ? Michel te demande si tu veux bien être sa femme, dit Zénaïde Vassilievna avec une expression fâchée.

Et elle se mit à rire, en secouant la tête, Michel avait baissé le nez d’un air embarrassé et morose.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! geignait Tania en ravalant des larmes de joie. Mais pourquoi êtes-vous parti ?…

— Je ne voulais plus vous revoir avant d’avoir pris cette décision, dit Michel en rougissant jusqu’à la nuque. Et, une fois ma décision prise, j’ai dû regagner Armavir pour obtenir l’assentiment de mes parents.

— Et… et ils sont d’accord ? demanda Tania.

— Mais bien sûr, dit Michel.

Tania jeta un hurlement et battit des mains. Le monde entier tournait dans son crâne, avec le canapé, la bergère, la coussin brodé, les lunettes de Zénaïde Vassilievna, et les gants blancs de Michel.

Ce qui suivit fut à la fois confus et magnifique. Zénaïde Vassilievna pleurait, se signait et poussait les deux jeunes gens l’un vers l’autre. Michel baisait le front de Tania et lui passait au doigt une bague ornée d’une pierre précieuse qui brillait comme un éclat de verre. Des portes claquaient. Des bouteilles se cassaient à la cuisine. Akim et Nina dévalaient les marches de l’escalier, se pendaient au cou de Tania et riaient jusqu’à l’enrouement. Quelqu’un criait :

— Il faut chercher Constantin Kirillovitch ! Vite ! Vite !…

— Et, tout à coup, Constantin Kirillovitch apparaissait, la barbe blonde et lisse, l’œil tendre, les bras ouverts, avec un doux parfum d’iris au revers du veston.

— Eh bien, eh bien, qu’est-ce que j’apprends ? disait-il.

Nina apportait la vieille icône de Zénaïde Vassilievna. Les parents bénissaient les jeunes gens avec l’image sainte, en les appelant « leurs enfants », d’une voix émue. Puis, arrivaient de fastueuses corbeilles de roses, des pâtisseries monumentales, et toutes sortes de paquets décorés de rubans. Et les portes de la salle à manger s’ouvraient. La table n’était qu’un vaste champ de hors-d’œuvre juteux, de verres étincelants, de bouteilles poudreuses et de fleurs. Tania était assise à côté de Michel. Leurs mains se touchaient sous la nappe. Tout le monde parlait, riait autour d’eux. Zénaïde Vassilievna implorait Michel de lui décrire sa mère. Nina dévorait Tania du regard et répétait « Comme tu es belle ! » Akim mangeait comme quatre et clignait de l’œil entre deux bouchées. Tania bredouillait : « Je suis folle, folle », et buvait plus que de raison. Les serviteurs laissaient tomber les couverts en passant les plats. Et personne ne songeait à les gourmander.

En fin de repas, Constantin Kirillovitch porta un toast très drôle à la santé des fiancés. Zénaïde Vassilievna soupira :

— Tais-toi, Constantin. Songe aux enfants !

— Il n’y a plus d’enfants, dit Constantin Kirillovitch.

Et Tania fut très fière de ce compliment.

Lorsqu’il fallut se lever de table, elle s’aperçut que ses jambes étaient engourdies. Elle avait de la peine à marcher. Dans la cour, on attelait la calèche pour porter la nouvelle aux Kisiakoff. Le cocher réglait la lumière du fanal. De temps en temps, il passait sa main devant les vitres de la lampe, et de grands rayons d’ombre s’étalaient sur le perron.

— Il faudra prévenir Nicolas aussi, dit Zénaïde Vassilievna.

— J’ai reçu une lettre de lui, dit Arapoff. Il arrive après-demain.

— Et mes parents à la fin de la semaine, dit Michel.

Tania jugea ces répliques extrêmement cocasses, et se mit à rire, pour elle seule, avec volupté. Les roues de la calèche grincèrent sur les cailloux du jardin. Michel et Tania se retrouvèrent dans l’embrasure de la fenêtre, pleine de fraîcheur et de nuit.

— C’est si bon de vous avoir dans la maison, chez nous, parmi nous, dit Tania.

Zénaïde Vassilievna s’était installée au piano.

— Chante ! Chante papa ! dit Tania.

— Et pourquoi donc ?

— Tu ne peux pas savoir.

Puis, elle murmura à l’oreille de Michel :

— Vous vous souvenez de ce soir où nous étions sortis sur le perron pour regarder l’orage ?

— Oui, nous étions des enfants. Tout était simple. Vous aviez un bandeau sur l’œil.

— Mon père chantait, comme il chante à présent, écoutez :

Par habitude, les chevaux connaissent

Le logis de ma bien-aimée.

Ils font sauter la neige épaisse.

Le cocher chante des chansons

Comme c’est bon d’être heureux ! soupira Tania. Et tout le monde est heureux autour de nous. Tout le monde ! Tout le monde !

— Oui, tout le monde, dit Michel.

Et il sourit tristement en pensant à Volodia.

CHAPITRE XIII

— Regarde tout ce que j’ai déjà reçu, Nicolas. Ces corbeilles de roses viennent de Michel. Celle-ci de mes parents. Celle-ci de M. Minsk-à-Pinsk, celle-ci du président du tribunal…

La chambre de Tania était pleine de fleurs. La jeune fille passait d’une corbeille à l’autre, humait les bouquets, s’extasiait, riait, la tête renversée, les joues ardentes.

— La nuit, je suis obligée de les sortir. Leur parfum me donnerait la nausée. Et que dis-tu de ma bague ? Tu es là comme un étranger ! Parle, mais parle donc !

— Je suis heureux de ton bonheur, dit Nicolas. Mais le voyage m’a fatigué. Et puis, cette surprise ! Moi, pauvre imbécile, qui venais pour te consoler de tes déboires avec Volodia !… Tu n’as pas perdu de temps. Ne trouves-tu pas que tu as changé d’avis un peu hâtivement ? Je croyais découvrir une jeune fille hostile aux mariages bourgeois, libre, décidée et sérieuse…