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— Et tu découvres une fiancée qui est ivre de joie !

— Oui, dit Nicolas. Cela me déroute un peu.

— Nicolas, dit Tania avec gravité. Tu ne comprendras jamais rien à l’amour. Mais, au fait, pourquoi tenais-tu absolument à me voir ? Quel était ce projet dont tu me parlais dans ta lettre ?

— Cela n’a plus d’importance, maintenant.

— Si, si, raconte-moi, dit Tania.

— Eh bien, dit Nicolas, je voulais t’emmener à Moscou.

— Ça tombe bien : papa a décidé de faire le voyage pour me commander mon trousseau.

— Ce n’était pas pour commander un trousseau que je souhaitais te recevoir chez moi.

— Et pour quoi faire ?

— Pour te distraire de ton chagrin, pour te présenter mes amis, pour t’initier à une vie nouvelle. J’avais cru reconnaître en toi une alliée inconsciente du grand mouvement qui se prépare…

— Nicolas, pas de politique, je t’en supplie, dit Tania. Ma politique : c’est Michel. Je n’en connais pas d’autre, je n’en veux pas d’autre.

Nicolas eut un sourire découragé et emprisonna les mains de Tania dans les siennes. Penché sur ce petit visage échauffé, aux yeux bleus et vifs, aux lèvres mouillées, il se sentait envahi de sollicitude et de mélancolie. Il participait à la joie de Tania, mais condamnait la cause banale de cette joie. Pour elle, du moins, il eût rêvé un destin moins conforme à la tradition. Mais les femmes se ressemblaient toutes. Elles n’avaient pas d’autre rôle à jouer que d’endormir chez l’homme la notion de la grandeur.

— Ne prends pas cet air renfrogné, Nicolas, ou je me fâche, dit Tania en s’écartant de son frère. Je finirai par croire que tu ne m’aimes plus, ou que mon fiancé n’est pas à ton goût.

— Je n’ai vu Michel qu’hier soir, à la descente du train. Et je l’ai trouvé très sympathique, dit Nicolas.

— N’est-ce pas ? dit Tania. C’est l’impression qu’il fait à tout le monde. Et comme il est bien habillé ! Moi, c’est dans sa jaquette que je le préfère. Il a l’air tellement digne qu’il me fait peur. Tu sais que ses parents ont avancé leur voyage ? Ils arrivent ce matin. Nous les aurons à déjeuner. Je suis si émue ! Pourvu que je ne leur déplaise pas trop ! Quelle robe me conseilles-tu de mettre ?

— Je ne suis pas grand connaisseur, dit Nicolas. Tu devrais demander à Lioubov.

— Tu as raison. Lioubov ! Lioubov ! cria Tania.

Et elle sortit en courant de la chambre.

Michel et ses parents arrivèrent à deux heures de l’après-midi. Toute la famille Arapoff s’était réunie pour les recevoir : Constantin Kirillovitch et sa femme, le ménage Kisiakoff ; Nicolas, Akim, la petite Nina. Tania avait refusé de descendre au salon avant que les présentations eussent été faites et les premiers propos engagés.

— Tu veux soigner ton entrée ! avait dit Lioubov.

— Non, mais j’ai peur.

— Quelle sotte ! Ils sont d’accord. Même en te voyant, ils ne reviendront pas sur leur décision.

À deux heures dix, Tania, pâle et l’œil vide, descendit l’escalier en se tenant à la rampe. La bonne et la cuisinière l’épiaient par la porte entrebâillée de l’office :

— La voilà ! La voilà, notre colombe !

Tania leur sourit tragiquement et murmura :

— Je n’oserai jamais entrer dans le salon.

— Il faut. On vous attend, mademoiselle.

— Comment sont-ils ? demanda Tania.

— Lui est beau, grand, imposant comme un général. Elle est petite, avec une figure jaune…

— Ah ! soupira Tania. C’est affreux !

Et elle s’accota au mur pour reprendre haleine. Elle avait mis cette robe lilas tendre que Michel lui avait dit aimer, et des fleurs fraîches garnissaient son corsage. Elle toucha d’un doigt rapide les boucles de sa chevelure.

— Est-ce bien, ainsi ? demanda-t-elle.

— Un ange ! Un ange du paradis ! s’écria la cuisinière.

Rassurée par ce compliment, Tania poussa la porte du salon et s’immobilisa, étourdie, dans la lumière des grandes fenêtres ouvertes.

— Et voilà la petite fiancée, dit Arapoff.

Tania ne voyait pas ses parents, ses sœurs, ses frères. Son regard était exclusivement occupé par un homme de haute taille, à la barbe grise et aux yeux bleus, et par une petite femme, jaune et triste, qui clignait des paupières en la dévisageant : Alexandre Lvovitch et Marie Ossipovna, le père et la mère de Michel. Tania s’avança vers eux, fascinée et molle, baissa la tête et fit la révérence, en soulevant à deux doigts le bord de sa large jupe plissée.

Marie Ossipovna s’approcha de Tania et lui baisa la joue de ses lèvres froides.

— Elle est jolie ! hein ? hein ? Et timide ! hein ? Il faut qu’une jeune fille soit timide, dit-elle avec un accent circassien prononcé.

Alexandre Lvovitch sourit dans sa barbe claire, embrassa Tania à son tour, et lui souffla à l’oreille :

— Nous serons des amis, n’est-ce pas ?

Et Tania sentit, tout à coup, que cet homme était bon. Elle eut envie de pleurer et regarda Michel. Il était debout derrière ses parents et observait la scène avec une expression inquiète qui le vieillissait un peu. Elle lui tendit la main. Il serra cette main, très fort, très longuement, comme pour un adieu.

— Maintenant tout est décidé, tout est réglé, Tania, dit-il gravement. À la vie et à la mort !

— À la vie et à la mort ! répondit Tania.

— Mes enfants ! Mes enfants ! criait Arapoff. Songez à nos estomacs qui crient famine. Vous aurez souvent l’occasion de vous avouer votre amour. Mais vous aurez rarement l’occasion de goûter à des cèpes au raifort comme ceux que j’ai l’honneur de vous présenter !

— Constantin, ne fais pas de plaisanteries pareilles ! dit Zénaïde Vassilievna.

— Et pourquoi pas ? Alexandre Lvovitch te dira qu’il n’y a pas de honte à être fier de sa marchandise ! C’est moi qui ai fait les marinades, vous savez ?

Zénaïde Vassilievna, qui avait revêtu une robe violette très digne, était gênée par l’entrain jovial de son mari.

— Un peu de tenue ! Constantin ! dit-elle.

— Je suis contre la tenue, dit Arapoff. La tenue engendre l’ennui. Et nous voulons être gais comme des pinsons. À table ! À table !

Il frappa dans ses mains et désigna la salle à manger d’un geste large :

— Messieurs, à vos postes de combat.

Nicolas examinait avec curiosité ces deux familles, resserrées autour du couple futur. Qu’y avait-il de commun entre ces hommes et ces femmes, endimanchés et joyeux ?

Pourquoi s’efforçaient-ils de paraître heureux à tout prix ? Ne s’en trouvait-il pas un parmi eux qui redoutât que cette union ne fût inutile et néfaste ?

Le service était copieux. Les hors-d’œuvre se composaient d’esturgeon, de saumon fumé, de béluga, de cèpes marinés, de mousserons au vinaigre, de caviar frais, de balyk, de sandre en gelée et de marmelade d’aubergines. On se passait les plats. On se recommandait les spécialités de la maison. Et les flacons de nastoïki circulaient de main en main, sous l’œil affairé de l’hôtesse :

— Un peu de lavaret, Alexandre Lvovitch ?

— Merci. Mais je goûterais volontiers de vos œufs farcis.

Arapoff tentait d’intéresser la mère de Michel à la culture des roses. Mais Marie Ossipovna ne répondait que du bout des lèvres, et mangeait, mangeait, l’œil furtif et le geste brusque. Avec son front bas et ses prunelles noires d’oiseau, elle semblait une étrangère, mal apprivoisée, un peu hostile et ignare. Elle mêlait des mots circassiens aux mots russes, secouait la tête, marmonnait « Allah ! Allah ! » entre deux bouchées, et refusait de boire une goutte de vin. Son mari, Alexandre Lvovitch, avait un visage calme et noble de chef, et un sourire loyal. Sa barbe grise faisait l’admiration des enfants. Et aussi sa façon de parler, très lente et très douce. Il discutait avec Zénaïde Vassilievna des modalités et de la date du mariage.