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— Nous organiserons une cérémonie remarquable à Armavir. La date en sera facile à fixer. Voyons, nous sommes en août. Eh bien, mettons novembre !…

— Pourquoi si tard ? demanda Tania.

Toute la tablée partit d’un franc éclat de rire. Michel se troubla et but une gorgée d’eau avec précipitation.

— Il est pressé de s’envoler, le petit oiseau ! hein ? hein ? dit Marie Ossipovna.

— Il faut le temps de tout préparer, de commander le trousseau, de lancer les invitations, dit Zénaïde Vassilievna.

— Moi, je suis pour les mariages discrets, dit Lioubov.

Personne ne prit garde à cette remarque saugrenue.

Lioubov était très vexée de n’être pas le point de mire de l’assistance, malgré sa robe de satin bleu à gorgerette d’Alençon et ses boucles d’oreilles en or travaillé. Depuis quelques minutes, elle éprouvait le besoin torturant de lancer une plaisanterie ou d’annoncer une nouvelle stupéfiante qui attirât sur elle l’attention dispersée des convives.

Après les hors-d’œuvre froids, on servit les champignons sautés à l’huile, des rognons au madère et des boulettes de poulet, arrosées de sauce à la tomate. Les voix des dîneurs sonnaient plus franchement, et le laquais versait des vins du Rhin dans les verres.

— Où diable avez-vous trouvé ce vin-là, estimable Constantin Kirillovitch ? s’écria Kisiakoff, congestionné et la barbe luisante. Mon imbécile d’intendant ne me sert que du vin du Caucase !

Il s’arrêta, effrayé par la gaffe, et ajouta, tourné vers Alexandre Lvovitch Danoff :

— Le vin du Caucase est délicieux, d’ailleurs !

— Je n’en bois jamais, dit Alexandre Lvovitch.

— Est-ce que nous ne pourrions vraiment pas nous marier en septembre, en nous pressant un peu ? demanda Tania.

Lioubov sentit que le moment était venu de déclencher son offensive. Elle éclaira son visage d’un gracieux sourire et dit :

— Savez-vous que le séduisant Volodia est parti d’Ekaterinodar, hier soir, pour une destination inconnue ?

Un silence étonné accueillit ces paroles. Tania devint toute rouge et piqua du nez dans son assiette. Michel reposa son verre et feignit de s’essuyer les lèvres avec acharnement.

— Il est parti ? Eh bien, bon voyage, dit Constantin Kirillovitch.

— Il paraît qu’il compte se rendre à Moscou pour se distraire, pour oublier, ou pour se marier, peut-être, reprit Lioubov. Je ne serais pas surprise qu’il cherchât à se marier. Et même…

— Excusez-moi, dit Alexandre Lvovitch d’une voix calme, mais je ne comprends pas très bien l’intérêt de cette nouvelle.

— Elle n’a pas d’intérêt, balbutia Lioubov, troublée. J’ai dit ça… pour… pour dire quelque chose…

— Quand on a envie de parler pour ne rien dire, hein ? il vaut mieux se tourner du côté du vent, grommela Marie Ossipovna.

Tania se rapprocha de Michel et lui chuchota à l’oreille :

— Que pensez-vous du départ de Volodia ?

Michel haussa les épaules. Il paraissait triste et anxieux.

— Volodia est malheureux, dit-il. Il a préféré quitter cette ville pour ne pas assister à notre bonheur. Je le comprends un peu. Je le plains…

Le laquais présentait un cochon de lait à la peau craquelée et blonde. Arapoff, inquiet de la tournure que prenait la conversation, s’efforçait d’éveiller la bonne humeur de ses invités en versant des rasades de vodka et en racontant des anecdotes :

— Un jour, Isaac rencontre Moïse et il lui dit…

— Ne craignez-vous pas que Volodia tente quelque mauvais coup contre nos enfants ? soupira Zénaïde Vassilievna en se penchant vers Alexandre Lvovitch. Toutes ces difficultés…

— Il n’y a pas de bons mariages sans difficultés, dit Arapoff. Lorsque j’ai épousé mon incomparable Zénaïde Vassilievna, il y avait tellement de boue à Ekaterinodar que la calèche nuptiale s’est enlisée et qu’il nous a fallu poursuivre la route sur un char à bœufs ! Ma mère pleurait et disait que c’était un mauvais présage !

Cette boutade fit rire Alexandre Lvovitch et ramena les convives à une discussion générale sur les détails de la cérémonie. Kisiakoff était le seul qui se tînt à l’écart du débat. Il avait accaparé sa voisine, la petite Nina, et se dépensait pour elle en compliments et en plaisanteries. Le regard allumé, la lèvre rouge, il marmonnait :

— Vous êtes un petit bouton de rose, une petite herbe fraîche qu’on aime à respirer. Et vous ne savez rien de votre grâce. Il faut que ce soit un vieux monsieur, comme moi, qui vous révèle à vous-même. Vous allez encore en classe, n’est-ce pas ?

— Oui, murmurait Nina, vaguement effrayée par cette barbe noire qui s’avançait jusqu’à lui frôler la joue. Je suis en sixième.

— Charmant ! Charmant ! Et vous rentrez avec un peu d’encre au bout des doigts. Et quels sont vos jeux préférés, ma petite chérie ?

— Je ne joue guère, dit Nina avec componction. Je m’occupe de mes bêtes, de mes petits chats.

— De vos petits chats ! Coquine ! Un jour, vous me montrerez vos pensionnaires. Et je vous regarderai les caresser. Vous les caressez sous le menton ?

— Oui, et derrière les oreilles.

— Derrière les oreilles ! C’est admirable !

Kisiakoff avala un verre de vodka et saisit le poignet de Nina dans sa grosse main chaude :

— Soyons des amis, voulez-vous ? J’aime les petites filles. Et vous êtes une toute petite fille. Vous êtes triste, sans doute, de vous séparer de Tania ?

— Un peu. Je l’aimais bien. Mais elle sera heureuse avec Michel, et c’est ce qui compte avant tout.

— Oui, oui, grognait Kisiakoff en pétrissant les doigts de Nina sous la table. Ça vous fait tout drôle de vous dire qu’un monsieur emmène votre sœur et va… hum… et va la rendre heureuse… Je gage que vous attendez votre tour avec impatience ! Sans doute y a-t-il déjà quelque garçon du gymnase dont la pensée vous empêche de dormir ? Chut ! Je ne dévoilerai rien à vos parents…

— Mais non… Mais je ne sais pas ce que vous voulez dire… Mais…

— « Mais, mais, mais », je vous adore ! « Mais, mais, mais », vous êtes exquise ! « Mais, mais, mais », je demanderai à votre papa de vous laisser venir chez nous, à Mikhaïlo !

Il souffla et passa un doigt dans son faux col :

— Il fait une chaleur !

On apporta de la glace à la vanille, arrosée de chocolat fumant. Deux laquais, spécialement engagés pour la circonstance, versaient du champagne dans des flûtes de cristal. Un carré de ciel bleu vibrait dans la fenêtre ouverte.

L’air sentait les salaisons, les roses, l’herbe sèche et les parfums des dames. Arapoff se leva et se mit à chanter :

Qui boira la coupe ?

Qui sera prospère ?

Celui qui boira la coupe,

Celui qui sera prospère,

C’est notre cher Michel !…

Nicolas regardait son père, sa mère, les invités, et s’étonnait de la distance qui le séparait de ce monde. Trois jours plus tôt, il était à une réunion, chez Grunbaum avec Zagouliaïeff. Là, il avait lu un rapport sur la situation de la classe laborieuse en Angleterre. Il avait reconnu l’impossibilité d’une révolution pacifique et la nécessité de multiplier les proclamations et les réunions ouvrières clandestines. Et on l’avait applaudi. Il avait senti, alors, combien il aimait ce groupe de jeunes socialistes bavards, et, derrière eux, toute cette humanité d’artisans, de moujiks, de soldats et de lycéens, dont il exprimait et assumait l’angoisse. En vérité, il avait cru, sur le moment, qu’il n’y avait pas d’autre Russie que celle des petites gens et des grandes souffrances. Mais, tout à coup, après quelques heures de train, voici qu’il tombait en pleine réunion familiale, dans une pièce claire où sonnait le rire des jeunes filles, et où son père, élégant et blagueur, levait son verre à la santé du futur ménage. Ces êtres-là étaient riches, heureux, insouciants. Ils n’étaient pas plus méchants que les autres. Nicolas les estimait autant que les autres. Cependant, ils devaient, selon sa propre volonté, disparaître.