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— Tu ne bois pas, Nicolas ? demandait Arapoff.

— Si, si ! dit Nicolas, et il avala une gorgée de champagne sec qui lui brisa la langue.

Les convives se levèrent en repoussant leurs chaises. Tania prit le bras de Michel et s’avança vers Nicolas qui allumait une cigarette.

— Je veux que vous deveniez de grands amis, dit-elle.

— Ce sera facile ! dit Nicolas.

— Si nous faisions une partie de whist ? proposa Arapoff.

— Constantin ! Un jour pareil ! Tu n’as pas honte ? dit Zénaïde Vassilievna.

Et, de nouveau, tout le monde se mit à rire. Nicolas rit comme les autres. Un plaisir coupable menaçait de l’envahir et de le priver de sa force « Non, je n’ai pas le droit, je n’ai pas le droit d’être heureux à cause de cela », songea-t-il.

Il tira quelques bouffées de sa cigarette, nerveusement, et s’approcha de la fenêtre. Kisiakoff posa une main sur son épaule.

— Alors, le philosophe, toujours plongé dans vos méditations ? dit-il. Toujours prêt à régénérer le monde ?

— Toujours, dit Nicolas. Mais ce n’est pas simple. Les hommes se complaisent dans le mal et la facilité.

— Et pourquoi ne serait-ce pas Dieu qui aurait voulu ce mal ? dit Kisiakoff. Et pourquoi le mal parfait ne serait-il pas aussi aimable à Dieu que le bien parfait ? Et pourquoi le pécheur que Dieu ne retient pas sur la pente du péché serait-il condamné, alors que Dieu ne lui a pas donné les moyens d’échapper à cette condamnation ? Non, si le mal subsiste, c’est qu’il est, comme le bien, d’essence divine.

— Admettre l’essence divine du mal, c’est nier Dieu.

— Pas du tout. C’est vous qui diminuez Dieu en niant sa responsabilité dans la destinée des méchants. L’homme adore Dieu dans toute sa plénitude, lorsqu’il sait être méchant avec volupté. Voyez-vous, il y a un critérium qui ne me trompe jamais : c’est à la volupté qu’on reconnaît l’accord entre le créateur et sa créature. Et, cette volupté, vous pouvez l’obtenir aussi bien en faisant l’aumône qu’en violant une fille.

— Vous avez une théorie bien commode, dit Nicolas.

— Pourquoi me faudrait-il rechercher la difficulté ? Le christianisme a été la religion de la difficulté. Le Christ a méconnu la terre pour glorifier le ciel. « L’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » Vous, les socialistes, vous vous rapprochez de moi sans le savoir, puisque vous redécouvrez les plaisirs de la terre au détriment des plaisirs célestes.

— Vous ignorez tout de nos conceptions, dit Nicolas.

— Non, non, je n’ignore rien, dit Kisiakoff en plissant les yeux. Pour vous, le bien-être du peuple est une fin en soi. Vous voulez éduquer ce peuple, lui donner un bon toit, un bon feu, une bonne marmite et des joies dominicales. Vous êtes, comme moi, des voluptueux. Et je vous en félicite. Mais, ce que je vous reproche, c’est de prétendre contrôler cette volupté administrative, avec tarifs, horaires et comité d’organisation, c’est pire que le bagne. La volupté doit être spéciale à chacun de nous. Chacun de nous doit prendre son plaisir où bon lui semble, faire le bien et le mal comme bon lui semble. Vous avez une opinion timide de la félicité animale.

— Mais nous ne voulons pas de la félicité animale ! s’écria Nicolas. Nous voulons simplement l’institution d’un régime populaire, qui seul permettra d’améliorer le sort des ouvriers et des paysans.

— C’est ce que j’appelle préparer la félicité animale du peuple.

— Nous nous occuperons aussi de leurs âmes.

— Alors, vous leur donnerez une religion ?

— Oui.

— Laquelle ?

— Mais, la religion chrétienne, dit Nicolas.

— C’est impossible, puisque la religion chrétienne est une religion « désincarnée », ascétique, ennemie des satisfactions matérielles. Souvenez-vous des paroles du Christ dans le Sermon sur la Montagne « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous serez vêtus ! » Le Christ n’est pas venu apporter au monde une paix immédiate par l’augmentation des salaires, la distribution des terres et la réglementation du travail, mais une foi stérile dans l’au-delà.

— Nous compléterons l’œuvre du Christ.

— La compléter, c’est la défigurer. Vouloir le bien-être tangible, c’est renier la doctrine du Christ, c’est être l’Antéchrist. Vous êtes un Antéchrist, mon cher Nicolas, dit Kisiakoff.

Et il se mit à rire en caressant sa barbe du bout des doigts.

— D’ailleurs, on ne peut pas croire à la fois en Dieu et en Jésus, reprit-il, et cela pour la simple raison que la doctrine de Jésus n’est pas faite pour le monde de Dieu. Le Christ a trahi Dieu. Et, si Dieu a admis que Jésus fût arrêté, bafoué, crucifié, et qu’il mourût entre deux larrons, c’est qu’il était furieux contre le Christ. Il a rappelé le Christ, il a tué le Christ, parce que le Christ avait trompé sa confiance. Il a voulu même que le souvenir du Christ s’effaçât dans les cervelles humaines. Et c’est pour ça qu’il a refusé d’accorder l’éclat de sa présence à cette agonie. Il a souhaité que cette mort fût aussi lamentable et laide que la mort de n’importe quel malfaiteur. Il a montré aux foules stupéfaites ce corps faible et blanc, ce corps vulgaire. Et le Christ avait beau implorer la clémence de son père, Dieu se taisait obstinément. Bien mieux, il poussait le bras des bourreaux, il enfonçait avec eux la couronne d’épines sur le crâne du supplicié, il plantait avec eux les clous noirs dans les paumes et dans les pieds offerts. Et il eut un soupir de soulagement lorsque la forme du Christ fut rivée au bois de la potence, et qu’elle apparut, écartelée entre ciel et terre, entre Dieu et homme, entre créateur et créature, comme la défroque d’un intermédiaire malhonnête. Les fidèles regardaient cette croix de sang qui biffait l’œuvre impie du Christ. Ils comprenaient qu’il n’y avait plus personne entre eux-mêmes et Dieu. Ils étaient heureux. Ils songeaient que leurs enfants le seraient aussi, jusqu’à la nuit des âges. Mais le venin du Christ était dans la conscience de ses apôtres. Ceux-là propagèrent la mauvaise parole. Et, par amour du Christ, ils nous éloignèrent de Dieu. Nous attendons encore la venue de l’Antéchrist qui nous ramènera dans la lumière de Dieu, après les ténèbres du christianisme. Peut-être êtes-vous cet Antéchrist tant espéré ? À moins que ce ne soit quelqu’un de vos amis, ou moi-même ?