Nicolas observait Kisiakoff avec inquiétude. Les yeux de cet homme brillaient d’une lueur froide et noire. Ses lèvres étaient mouillées de salive. Il haletait, comme au terme d’un long effort. Était-il ivre ?
— Eh bien, moi, dit Nicolas, si l’on me demandait de choisir entre Dieu et le Christ, je choisirais le Christ !
— Vous êtes un sentimental, dit Kisiakoff. Réfléchissez à mes paroles. Et vous reconnaîtrez que je n’ai pas tort.
Il tira de sa poche un grand mouchoir, s’essuya les mains et le visage, et dit encore en regardant par la fenêtre :
— Ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’on peut dire n’importe quelle ordure, et le ciel est toujours bleu !
Nicolas frémit, comme s’il eût posé le pied sur une pierre glissante. Il s’apprêtait à répondre, lorsque Lioubov le rejoignit.
— Vania, susurra-t-elle en se pendant au bras de son mari, tu sais, il me faudra une robe pour le mariage.
Kisiakoff eut un sourire servile et inclina légèrement la tête :
— Tout ce que tu voudras, ma colombe.
— Je la vois en faille bleue, avec des incrustations de velours noir autour du corsage. Comme j’ai la peau très blanche…
— Oui, oui, c’est vrai, tu as la peau très blanche ! dit Kisiakoff.
— Cela flattera mon teint, n’est-ce pas ?
— Ah ! ma jolie ! Quand je pense que ton frère a voulu me prouver que je ne devais plus t’aimer comme je t’aime !
— Quelle audace ! dit Lioubov, et elle éclata de rire.
— Oui, dit Kisiakoff. Ces jeunes gens n’ont aucun savoir-vivre.
— Où sont les fiancés ? demanda Marie Ossipovna. J’ai un petit souvenir que je voudrais remettre à Tania.
Michel et Tania s’étaient enfuis du salon. Par la fenêtre ouverte, Nicolas les regarda traverser le jardin. Ils se dirigeaient vers un vieux banc qui était près de la grille. Bientôt, ils disparurent. Nicolas se sentit désemparé et triste, comme s’il ne devait plus les revoir.
QUATRIEME PARTIE
1895-1896
CHAPITRE PREMIER
Les fiançailles de Tania avec le riche héritier des Danoff bouleversèrent le système des alliances offensives et défensives dans la population d’Ekaterinodar. Ceux-là mêmes qui s’étaient détournés d’elle avec le plus d’ostentation après sa brouille avec Volodia jugèrent opportun d’oublier leur rancune. Du jour au lendemain, Tania se trouva entourée d’une dizaine d’amies d’enfance et d’une cour de cousins éloignés qui multipliaient leurs visites, envoyaient des fleurs et sollicitaient, à qui mieux mieux, l’autorisation d’assister aux réjouissances nuptiales.
Après un bref séjour à Ekaterinodar, Michel et ses parents étaient repartis pour le Caucase. Tania recevait de son fiancé des lettres sérieuses et détaillées sur l’ordonnance des fêtes qui se préparaient à son intention. À travers ces lettres, elle tentait d’imaginer le visage du pays où il lui faudrait vivre. D’Armavir, elle savait seulement que cette bourgade avait été bâtie par les Arméniens montagnards lors de la conquête du Caucase par les armées russes. Michel lui avait souvent raconté les péripéties de cette lutte interminable et sanglante : les incursions des Tcherkess de Shamyl contre les postes de cosaques installés sur les rives du Kouban ; les caravanes de ravitaillement cheminant par les routes poudreuses, avec leur escorte armée, leurs chariots grinçants et leur petit canon de campagne à la mèche fumante ; et aussi les débuts d’Armavir, où les ancêtres de Michel avaient établi leurs comptoirs de vente. Le jour, les Arméniens surveillaient leurs troupeaux, qui paissaient aux abords de la ville. La nuit, ils fermaient les portes d’Armavir et montaient la garde aux remparts de pieux et de joncs. Lorsque les guetteurs apercevaient quelques cavaliers tcherkess qui s’avançaient dans la direction d’Armavir, l’alerte était donnée, et les vieillards, les femmes, les enfants, le bétail, étaient conduits sous escorte dans une forêt voisine, près du Kouban, tandis que les hommes valides organisaient la résistance de l’enclos. Les Tcherkess ne s’aventuraient jamais jusqu’aux berges du fleuve où se terraient les familles des guerriers arméniens, car, de l’autre côté de l’eau, se dressait le redoutable fortin russe de Protchnokop, avec sa garnison de cosaques et ses dépôts d’armes et de munitions. L’assaut des Circassiens se limitait à la cité même, dont ils tentaient de démolir les portes ou d’escalader les murs. Des combats acharnés se livraient jusqu’à la nuit tombante entre les défenseurs arméniens et les cavaliers tcherkess. Ces derniers employaient aussi bien le fusil que l’arc ou la fronde. Ils se retiraient, l’ombre venue, emportant leurs blessés et leurs morts. Et les portes s’ouvraient à nouveau pour recevoir la horde éplorée des femmes et des enfants, et les grands troupeaux meuglant dans la poussière.
Aujourd’hui, Tania savait bien que le pays entier avait été soumis et pacifié par les armées russes, et que les Arméniens et les Tcherkess vivaient en bonne intelligence. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de rêver au Caucase comme à une contrée exceptionnelle et un peu légendaire. Pour elle, le Caucase était le pays de Jason, de la Toison d’or et de Prométhée. Les hommes y étaient clairs et droits comme des lames. Ils portaient des vêtements cintrés, garnis de cartouches. Ils fabriquaient de la poudre avec du fumier de mouton, élevaient des abeilles dans des ruches d’écorce de tilleul, chassaient au faucon, ravissaient leurs fiancées, chevauchaient à perdre haleine par des sentiers friables, au bord des précipices grondants, tuaient un ami d’une balle en plein cœur pour venger l’offense faite à une arrière-grand-mère, volaient des enfants pour les revendre aux pachas de Stamboul et de Téhéran, mangeaient du chachlik, des concombres crus et des bouillies de froment, et faisaient la sieste sur des tapis précieux décorés d’arabesques.
À mesure que la date du mariage approchait, Tania devenait plus nerveuse et plus passionnée. Sa chambre était tapissée de cartes postales représentant l’Elbrouz, bien qu’Armavir se trouvât dans la plaine. Elle prétendit acheter un dictionnaire russe-tcherkess, mais aucun libraire d’Ekaterinodar ne détenait cet article. Elle voulut aussi, Dieu sait pourquoi, apprendre à tirer à l’arc. Mais Constantin Kirillovitch l’en dissuada en lui expliquant que les Tcherkess eux-mêmes avaient abandonné ce genre d’exercice.
Le jour du départ arriva enfin. Une quarantaine de personnes accompagnaient Tania dans son voyage. Deux wagons entiers avaient été loués par les Danoff pour loger les invités et la famille. L’un de ces wagons, décoré de fleurs blanches, était réservé à Tania et à ses parents. Dans l’autre, s’entassaient une horde d’oncles, de tantes, de cousins, de cousines et d’amis. Tandis que le train roulait à travers des paysages plats, Tania s’efforçait de se dire qu’elle était bien la fiancée de Michel, que, la semaine prochaine, elle s’appellerait Mme Danoff, et que des hommes respectables lui baiseraient la main. Mais tout cela paraissait encore incroyable. Par jeu, elle essayait d’imaginer des obstacles imprévus, un brusque refus de Michel, une opposition farouche des Danoff, une catastrophe de chemin de fer en gare d’Armavir, ou quelque autre malchance qui détruirait son rêve. Elle se signa furtivement en baissant la tête. Arapoff et sa femme somnolaient côte à côte, sur la banquette. Lioubov feuilletait un journal et soupirait fréquemment, pour montrer qu’elle était de mauvaise humeur. Kisiakoff discutait avec Nicolas dans le couloir. Et on entendait les rires d’Akim et de Nina derrière la cloison légère.