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Tania colla son visage à la glace fraîche du wagon. La plaine filait à perte de vue, aussi vide et grise que le ciel qui la dominait. On ne discernait pas les montagnes. On ne sentait pas l’approche de leurs masses de neige et de rocs brisés. Sur la carte que Tania avait consultée, des centaines de verstes séparaient le petit rond modeste d’Armavir des hauteurs de l’Elbrouz et du Kazbek, cernées de hachures brunes. Et, cependant, Armavir était une cité du Caucase. Et cette cité ne pouvait manquer de participer à la vie noble des cimes.

Arapoff ouvrit les yeux et dit d’une drôle de voix émue et douce :

— Nous approchons, Tania.

Tania ne répondit rien. Elle était trop émue pour parler. Chaque tour de roue donnait raison à son espérance. Dans le soir, une poignée de lumières minuscules palpitaient comme des étoiles : Armavir. Voici les premiers signaux de la gare. Voici les longs convois de marchandises, endormis sur des voies mortes. Voici des toits, des murs, des silhouettes humaines. Voici le quai mal éclairé.

Des gens criaient autour de Tania, dans le compartiment :

— Tania ! Tania ! Attends-nous ! C’est plus convenable ! Je ne retrouve plus ma mallette bleue ! Où est passé Akim ? Combien de temps le train reste-t-il en gare ? Porteur, porteur, occupez-vous un peu de mademoiselle !…

Mais Tania n’entend rien, ne voit rien. Deux bras l’ont saisie aux épaules. Une voix joyeuse murmure :

— Enfin ! Le train n’a eu que sept minutes de retard !

Dix calèches, spécialement commandées à Stavropol, attendaient les invités sur la place de la Gare. Michel, très affairé, tira un papier de sa poche et répartit les voyageurs dans les voitures, suivant le plan qu’il avait établi. Il courait d’un groupe à l’autre, appelait les cochers par leur nom et marquait des traits de crayon dans les marges de son feuillet.

— Laissez-les, Michel, ils se caseront bien eux-mêmes ! dit Tania.

— Non, non… J’ai tout préparé, j’ai tout réglé… Comme ça, il n’y aura pas de désordre…

Lorsque toutes les voitures furent occupées, Michel s’installa avec Tania et les parents Arapoff dans sa propre calèche qui tenait la tête de la file.

— À l’hôtel du Caucase, dit-il.

Et le convoi s’ébranla lentement par les rues obscures de la ville. Il avait plu, et les sabots des chevaux enfonçaient dans une boue épaisse. Les trottoirs étaient vides. Des lampadaires à pétrole brûlaient d’une flamme malade dans l’air noir, humide et froid. L’hôtel du Caucase se trouvait dans la rue principale d’Armavir. Toutes les chambres en avaient été louées par les Danoff pour leurs invités. Le linge de toilette et de literie avait été fourni par la maison Danoff. Et des gerbes de fleurs, commandées par les Danoff, ornaient les pièces, les escaliers et jusqu’aux lavabos.

Dans le vestibule dallé de l’hôtel, le portier et les garçons d’étage triaient les valises et remettaient aux clients les clefs de leurs appartements. Les invités s’interpellaient gaiement, riaient, confrontaient les numéros de leurs chambres. Lioubov insistait pour avoir une pièce avec balcon et vue sur les montagnes.

— Mais d’Armavir on ne voit pas encore les montagnes, madame, disait le portier avec une dignité confuse. Seulement l’été, par temps très clair…

Kisiakoff faisait la cour à une cousine éloignée des Arapoff, petite bonne femme blonde au nez retroussé et aux joues frappées de fossettes :

— Nous serons voisins… Méditez cette constatation, ma chère…

— Voulez-vous vous taire, Ivan Ivanovitch ! Comment un homme marié peut-il tenir des propos pareils !

— En voyage, tous les hommes sont célibataires.

Nicolas, morne et pâle, regardait le baromètre. Les parents Arapoff accablaient Michel de questions oiseuses sur la santé de sa famille et sur les mérites du prêtre chargé de la bénédiction. Tania, qui tombait de sommeil, écarquillait les yeux, souriait d’un air stupide, disait « Oui, non, merci », au hasard de la conversation.

Les chevaux piaffaient dans la rue. Le portier chassa un mendiant qui s’aventurait à petits pas dans le hall. Un laquais ouvrit les portes de la salle à manger, et Michel convia les invités à un souper froid, avec du champagne et des vins cuits qui tournaient la tête. À table, il se pencha vers Tania et lui dit à l’oreille :

— Je passerai vous voir demain après-midi à l’hôtel.

Tania se regarda dans une grande glace murale et vit qu’elle avait de la suie sur le bout du nez. Depuis dix minutes déjà, Lioubov s’évertuait à lui signaler par des grimaces qu’un accident déparait son visage. Mais Tania n’avait même plus le courage d’être coquette. Elle était trop fatiguée et un peu ivre aussi.

Après la collation, Michel prit congé de l’assistance et les invités gagnèrent leurs chambres par petits groupes bavards.

Étendue à plat ventre dans son lit, le nez enfoui dans les oreillers, Tania s’efforçait en vain de dormir. Elle entendit longtemps des claquements de portes, des rires, des pas rapides dans le couloir. Quelqu’un ne retrouvait plus sa brosse à dents et sonnait le garçon d’étage. Une tante de Tania réclamait de l’eau chaude. M. Minsk-à-Pinsk allait de porte en porte en grommelant :

— Vous n’avez pas vu mon nécessaire de toilette ?

Lioubov et son mari occupaient une chambre contiguë à celle de la jeune fille. Tania distinguait la voix forte de Kisiakoff qui parlait, parlait, comme un bourdon heurté contre une vitre. Des chaussures tombèrent sur le parquet. Le bois du lit grinça plaintivement. Un faible cri traversa la cloison :

— Non, Vania…

Et Tania, écœurée et lourde, se sentit couler à pic dans le sommeil.

Selon la vieille coutume arménienne, une fiancée n’avait pas le droit de pénétrer, avant le mariage, dans la maison de ses futurs beaux-parents. Cette interdiction de rencontrer Marie Ossipovna et Alexandre Lvovitch paraissait à Tania extrêmement romantique. Bien qu’elle eût été élevée dans la religion orthodoxe, elle était prête à admirer toutes les subtilités des rites arméniens et caucasiens d’Armavir. Elle se sentait déjà séduite et dominée par les habitudes d’un pays qu’elle aimait à travers Michel. Ce fut donc sans la moindre amertume qu’elle laissa ses parents se rendre seuls et en grande tenue au domicile des Danoff. Après leur départ, elle tourna longtemps dans sa chambre, désœuvrée et triste, et finit par prier Lioubov de se joindre à elle pour visiter la ville.

En vérité, Tania, qui s’attendait à découvrir un aoul étouffé de verdures sauvages et traversé par le galop des cavaliers tcherkess, fut déçue par l’aspect morne et commercial d’Armavir. Cette cité, prise dans une boucle du Kouban, et dominée par le fortin en briques rouges de Protchnokop, était un ramassis de maisonnettes européennes sages et solides, avec des façades de plâtre, des toits de zinc ou de tuiles et des trottoirs en bois. La rue principale, la seule qui fût pavée, embrochait, de bout en bout, toute l’agglomération. À une extrémité, il y avait l’église qui conservait encore son vieux mur d’enceinte percé de meurtrières. À l’autre, une chapelle. En face de l’église, la maison communale. En face de la chapelle, le cimetière. Les autres monuments de marque étaient l’école primaire, la gare et le Cercle. Pas un jardin privé, pas un potager, pas une cour d’herbes folles. Des comptoirs immenses ouvraient leurs portes sur des architectures de caisses et de ballots éventrés. Les charrettes roulaient à grand fracas, et leurs charges déformaient les bâches jaunes aux initiales orgueilleuses. De temps en temps, un Tcherkess à la bourka crottée passait, à cheval, pouilleux et superbe, et, derrière lui, venaient des ânes rachitiques écrasés de balluchons et de cageots. Çà et là, des calèches élégantes voisinaient avec des fourragères attelées de bœufs et des chars primitifs à roues pleines. Des Arméniennes, recouvertes d’un châle noir, bavardaient à leur fenêtre et dévisageaient les promeneurs d’une façon méchante et rapide. Partout, des vitrines, des planches, des enseignes commerciales : « Rekouj et fils, mercerie en gros » ; « Comptoirs du Kouban, vente de tous lainages » ; « Golochtanine, tissus à la mode » ; « Grand Bazar du Caucase » ; « Soukhine, articles en bois » ; « Kliachka, armurier ». Devant la vitrine de l’armurier, quatre Tcherkess, en longues capotes et en bonnet de fourrure, commentaient les qualités respectives des revolvers et des poignards exposés. Plus loin, un autre Tcherkess prenait à partie un coiffeur blond et frisé qui lui défendait l’entrée de sa boutique. Plus loin encore, deux Persans barbus, chaussés de petites pantoufles, se chamaillaient en comptant leur bénéfice sur les doigts.