Tania avait l’impression que la ville entière ne vivait que pour et par le négoce acheter – vendre – acheter – vendre.
Au bout de la rue principale, les deux sœurs s’arrêtèrent pour contempler, par-delà les rails du chemin de fer, la plaine indifférente qui rejoignait le ciel gris. Aucun doute n’était possible : il n’y avait pas de montagnes à l’horizon.
— Je trouve ça sinistre, murmurait Lioubov en grelottant.
Bien que Tania partageât l’opinion de sa sœur, elle haussa les épaules et dit d’une voix négligente :
— Toutes les villes étrangères paraissent sinistres aux touristes. Mais il suffit d’y habiter quelques jours pour découvrir leur charme.
— Quand tu découvriras le charme d’Armavir, tu me feras signe, dit Lioubov.
Tania estima bon de prendre un air vexé, et les deux sœurs regagnèrent l’hôtel du Caucase sans plus échanger une parole.
À l’hôtel du Caucase, Tania trouva Michel qui l’attendait dans le salon de correspondance.
— Vous avez vu Armavir, dit-il. Qu’en pensez-vous, à présent ?
Tania se troubla et répondit qu’elle ne voulait pas juger la ville sur une première visite.
— Je devine votre gêne, dit Michel. Vous avez trouvé qu’Armavir manquait de verdure, de promenades élégantes et de magasins de modes ? C’est vrai : nous ignorons tous ces raffinements que j’ai pu apprécier à Ekaterinodar. Mais la campagne qui nous entoure est belle, et les gens que vous connaîtrez ici sont des gens simples et courageux. Vous les aimerez… Oui, oui… Tout ira bien…
Il paraissait nerveux et préoccupé. Il tortillait la chaîne de sa montre. À plusieurs reprises, il sortit un carnet, le feuilleta et le glissa de nouveau dans sa poche. Puis, tout à coup, il s’approcha de Tania et la regarda dans le fond des yeux.
— Tania, dit-il, j’ai un aveu à vous faire. Mes parents m’avaient conseillé de vous taire la chose. Mais je ne sais pas dissimuler mes sentiments.
— Que de mystère ! dit Tania en souriant.
Michel baissa la tête :
— Volodia est ici.
— Quoi ?
— Oui, je le croyais à Moscou, ou à Saint-Pétersbourg, et il est ici…
— Seul ?
— Je le suppose.
— Mais pourquoi est-il venu ? dit Tania qui était devenue très pâle.
— Je ne sais pas. Il est arrivé depuis deux jours. Il est descendu à l’hôtel de la Poste, en face de notre maison. Et il répète, à qui veut l’entendre, qu’il désire assister à notre mariage.
— Vous l’avez vu ?
— Non.
— Vous comptez le voir ?
— Non.
— Et s’il prépare quelque mauvais coup pour le jour de la cérémonie ?…
— Nous saurons l’empêcher de nuire.
— Il tentera de nous tuer ! s’écria Tania. Il est capable de tout ! Il… il est méchant !
— Volodia ne tentera pas de nous tuer, dit Michel avec douceur, parce qu’il est un pleutre. Tout au plus demandera-t-il à quelques énergumènes de hurler des injures au passage de la calèche, ou d’interrompre le service par un scandale. Mais nos dispositions sont prises. Des cavaliers tcherkess feront la police autour de la voiture. Et les invités seront sévèrement contrôlés à leur entrée dans l’église.
— C’est affreux, gémit Tania, et elle cacha son front dans ses mains.
Ils demeurèrent un long moment, debout l’un devant l’autre sans échanger une parole. Par la fenêtre, on voyait la façade d’une mercerie. Des hommes entraient, sortaient, chargeaient des charrettes, marquaient les ballots de marchandises avec des bouts de craie. Tania s’assit dans un fauteuil et se mit à frotter ses mains l’une contre l’autre d’un geste machinal. Son angoisse dépassée, il ne lui restait plus au cœur qu’un sentiment de fierté et de colère. N’était-il pas admirable qu’il lui fallût braver une menace pour épouser l’homme qu’elle aimait ? N’avait-elle pas souhaité de tout temps que son mariage se distinguât des mariages bourgeois par son caractère exceptionnel et romantique ? Elle avait eu tort de juger cette ville sur les apparences. L’air qu’on y respirait était bien l’air généreux du Caucase. À peine y était-elle installée que, déjà, les passions se déchaînaient autour d’elle.
— Michel, dit-elle d’une voix un peu théâtrale, vous avez bien fait de m’apprendre la présence de Volodia dans la ville. Je n’ai peur de rien avec vous.
— Merci, dit Michel.
À ce moment, Lioubov pénétra en coup de vent dans la pièce.
— Papa et maman viennent de rentrer, dit-elle en haletant. Et ils m’ont annoncé une nouvelle, une nouvelle… Tenez-vous bien…
Ses yeux brillaient d’un éclat joyeux. L’émotion lui enflammait les joues.
— Tenez-vous bien, reprit-elle. Volodia est ici !
— Je le sais, dit Tania d’un ton sec.
CHAPITRE II
Deux jours avant le mariage, les habitants d’Armavir commencèrent à s’agiter. La cérémonie était considérée comme un événement municipal d’importance. On se répétait, de magasin en magasin, que le jeune couple jetterait des pièces d’or sur son passage, qu’un repas de trois cents couverts serait servi chez les Danoff après l’office religieux, qu’un orchestre de quinze musiciens s’entraînait dans le grand salon de l’immeuble, que les harnais d’argent des équipages avaient été expédiés de Moscou, et que des cuisiniers spécialistes, mandés d’urgence, confectionnaient déjà des pâtisseries monstrueuses, représentant l’Elbrouz et le Kazbek. On disait aussi que Volodia avait acheté un revolver chez l’armurier Kliachka, mais que les Danoff avaient mobilisé tous les gardiens tcherkess de leur propriété pour accompagner la voiture nuptiale. Quelques mendiants fredonnaient au coin des rues des airs de leur composition, célébrant les fastes des épousailles futures. L’un d’eux, venu de Nakhitchevan, imitait le son lourd de la grosse cloche et psalmodiait :
— Danoff ! Boum ! Danoff ! Boum !
Puis, il prenait une voix de tête et chantait, très vite, sur le rythme des clochettes emballées :
— Khourdi-Mourdi !