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Viens par ici !

Khourdi-Mourdi !

Viens par ici !

Ce qui signifiait que le « Khourdi-Mourdi », ou petit peuple, serait lui aussi convié aux réjouissances.

L’émerveillement des citadins ne connut plus de bornes lorsque, la veille du grand jour, des ouvriers de Moscou vinrent fixer un projecteur à la façade de la maison des Danoff. Ce projecteur, qui était branché directement sur la petite centrale électrique des Comptoirs Danoff, devait éclairer la rue principale jusqu’au porche de l’église. L’installation terminée, les ouvriers voulurent essayer l’appareil, et, sur un ordre du contremaître, une aube blanche illumina la chaussée. Les Tcherkess et les Arméniens, groupés sur le trottoir, poussaient des hurlements de joie. Partout, des commis se massaient à la porte des magasins. Des chevaux hennissaient, épouvantés par cet éclairage brutal. Les cochers beuglaient « Khabarda ! Khabarda ! » en maîtrisant leurs bêtes. Et les mendiants feignaient de ramasser la lumière dans le creux de leurs mains, en disant : « C’est de l’or qui coule ! » Lorsque le courant fut coupé, un cri de consternation ébranla l’assistance.

« Encore ! Encore ! » glapissaient des montagnards enthousiastes.

Danoff ! Boum ! Danoff ! Boum !

Khourdi-Mourdi

Viens par ici !

ululait le vieillard de Nakhitchevan.

Le nez collé à sa fenêtre, Tania s’amusait de ces manifestations bruyantes. Des passants l’ayant aperçue, un attroupement se forma devant l’hôtel. Quelques inconnus la montraient du doigt, riaient, criaient des plaisanteries et multipliaient en son honneur de grands saluts comiques. Tania agita son mouchoir et tira les rideaux pour se dérober aux regards des curieux.

Le jour de la cérémonie, une cohue bariolée, venue des lointains aouls de la plaine, bondait les rues d’Armavir et assiégeait l’église. La plupart de ces gens avaient entendu parler d’une distribution d’or par les jeunes mariés. Dès les premières heures de l’après-midi, la police municipale était débordée. Les badauds stationnaient sur les trottoirs et sur la chaussée, mangeaient, debout, des concombres et des lanières de viande séchée, bavardaient entre eux, s’interpellaient d’un groupe à l’autre et réclamaient des bouteilles de kwass chez les restaurateurs.

À l’hôtel du Caucase, régnait un désordre fiévreux. Tania marchait en rond dans sa chambre, avec un visage de somnambule. Elle était absente d’elle-même. Elle appelait doucement !

— Maman, mamotchka, quand livrera-t-on la robe ?

Zénaïde Vassilievna passait la tête par l’entrebâillement de la porte.

Elle avait une figure toute blanche et des yeux gonflés de larmes :

— Ne t’impatiente, ma chérie. Chaque chose en son temps ! Chaque chose en son temps !

À trois heures, deux laquais des Danoff apportèrent une immense corbeille de roses et de lis. Entre les fleurs, reposaient des écrins de cuir blanc. Tania ouvrait les écrins l’un après l’autre et en retirait des rivières de diamants, des bracelets de diamants, des boucles d’oreilles de diamants. Lioubov, derrière elle, respirait difficilement et touchait les bijoux au passage avec des doigts tremblants de convoitise.

— Ça c’est une corbeille de mariage ! disait-elle. Mon Dieu, quel beau collier ! Tu permets que je l’essaie ? Il me va bien, tu sais ? Regarde, regarde. Oh ! quelle chance, quelle chance tu as !…

Et, tout à coup, elle éclata en sanglots. Kisiakoff l’entraîna hors de la chambre. Zénaïde Vassilievna appela son mari pour administrer des gouttes à Lioubov. Nina entra dans la pièce, ses chaussures à la main, et demanda si vraiment elle n’aurait pas le droit de se poudrer les joues « avec du rose ». Akim vint chercher de la pommade à la fougère pour ses cheveux qui « ne voulaient pas tenir ».

Puis, Lioubov fit une nouvelle apparition, tragique et chancelante. Elle s’approcha de Tania, la baisa sur les tempes, déclara « Ma pauvre chérie, comme tu vas être heureuse ! », et emporta un grand peigne d’écaille blonde, dont elle avait absolument besoin.

Enfin, le coiffeur de Stavropol surgit dans l’encadrement de la porte, avec sa mallette d’instruments et sa blouse blanche. Et Tania, excédée, abandonna sa chevelure aux mains de l’artiste. Pendant qu’il travaillait, Tania se regardait dans la glace et s’étonnait d’y découvrir ce visage pâle et soumis de petite fille. Il lui semblait qu’elle se dédoublait, et que la véritable Tania vivait encore à Ekaterinodar, tandis qu’une autre Tania, inconnue et à peine sympathique, se laissait apprêter ici pour de terrifiantes solennités. Elle essaya de parler, avec la certitude qu’aucun son ne sortirait de ses lèvres mortes. Elle dit :

— Relevez un peu cette mèche.

Et, par miracle, le coiffeur l’entendit et fit claquer son fer à friser avant de répondre :

— À vos ordres, mademoiselle. Mais alors, je ne me reconnais plus responsable de l’équilibre des valeurs.

Cependant, dans le salon de l’hôtel, une femme de chambre des Danoff venait d’apporter la robe de la mariée, qui, selon la coutume du pays, avait été commandée par le fiancé et était restée chez lui jusqu’à l’heure des préparatifs. C’était une magnifique livrée de satin blanc, au corsage orné d’une berthe de dentelle ancienne. Sur le devant de la jupe, deux soufflets de mousseline de soie blanche, avec des touffes de fleurs d’oranger à la naissance des soufflets, formaient le tablier. La ceinture, nouée en nœud court, était garnie de perles. En présence des parents Arapoff, émus et guindés, un prêtre bénit successivement toutes les pièces de la toilette, à commencer par la robe et à finir par les mules de satin et les gants de chevreau glacé. Ensuite, la toilette fut portée en grande pompe dans la chambre de Tania et étalée sur son lit avec précaution. Le coiffeur ayant achevé son travail, les sœurs de Tania habillèrent la fiancée. Lioubov glissa une pièce d’or dans l’un des souliers de Tania. Et Nina lui remit une médaille de la Sainte Vierge, que le jardinier s’était procurée lors d’un pèlerinage à la Laure de Kiev.

Quand Tania eut revêtu la robe blanche et ceint le diadème qui retenait le voile, ses parents la bénirent avec la vieille icône apportée d’Ekaterinodar. Puis, on confia l’icône à un petit garçon de dix ans qui devait accompagner le couple à l’église.

À quatre heures et demie, tout le monde était prêt.

Réunis dans le grand salon, les parents et les invités se complimentaient sur leur élégance respective. Lioubov recueillait tous les suffrages, avec une robe en cuir de soie rose, ornée de grosse guipure et de paillettes mordorées. Zénaïde Vassilievna portait une toilette de cachemire violet, au corsage plissé et décoré de soutaches, de galons et de rondelles d’astrakan. Les hommes, rasés de frais, parfumés, pommadés et gauches, déambulaient, les mains glissées sous les basques de leur frac. Une impatience fébrile bouleversait les visages. On attendait Michel, qui, conformément au rite arménien, devait venir chercher sa fiancée pour la conduire lui-même à l’église. Un crépuscule morose étouffait la ville. Des lampadaires s’allumaient, de place en place, à la façade des maisons.

À cinq heures moins le quart, enfin, la calèche de Michel se rangea devant l’hôtel du Caucase. Elle était attelée d’une paire de trotteurs Orloff, gris, minces et nerveux, qui piaffaient d’effroi devant la foule. Le cocher, matelassé et barbu, écrasait la voiture de sa silhouette épaisse de poussah. Autour de son épaule, il avait noué les écharpes de soie bleues et roses qu’il avait reçues pour la fête. Tania descendit les marches du perron, tendues d’un tapis rouge, et s’avança vers Michel à pas lents. Un murmure d’admiration parcourut le groupe des badauds.