— Je te salue, ma fille. Et je souhaite que tu nous donnes des enfants.
Puis, elle bénit Michel et lui dit :
— Que les douceurs du mariage ne te détournent pas du travail.
L’orchestre, qui s’était tu pendant la présentation de la mariée, attaqua l’ouverture de l’Enlèvement au sérail.
Les parents et les invités, restés aux portes du salon, envahirent la pièce et se pressèrent autour du couple pour le féliciter et lui souhaiter une vie légère. Comme les laquais apportaient des flûtes de champagne, les assistants s’écrièrent en chœur « Gorko ! Gorko ! Il est amer ! » ce qui voulait dire que le vin paraîtrait amer tant que Michel et Tania ne se seraient pas embrassés en public.
Michel se pencha vers Tania et lui toucha le front d’un baiser prudent.
— Hourra ! hurlèrent les invités.
L’orchestre enchaîna sur une valse langoureuse. Tania retira son voile que ses amies se partagèrent en riant. Et les jeunes mariés ouvrirent le bal dans un cercle de regards attendris.
Après le bal, il y eut un dîner de trois cents couverts, avec du caviar serti dans des blocs de glace, des cochons rôtis à la broche, des vins de Hongrie et du Caucase, des pâtisseries géantes, des discours et de la musique. L’aïeule présidait le repas. À côté d’elle, une place demeurait vide celle de son mari, mort depuis sept ans. Au bas bout de la table, se pressaient les pauvres Arméniennes, qui étaient les confidentes serviles et les pitres attitrés de la vieille. Elles poussaient des cris aigus à l’apparition de chaque plat nouveau, multipliaient des plaisanteries et des vœux en dialecte et se taisaient au moindre froncement de sourcils de la maîtresse. Michel et Tania, assis côte à côte, se parlaient à peine, étourdis par le bruit, les lumières et les vins. Kisiakoff courtisait ouvertement la petite Nina et buvait plus que de raison. Les parents Arapoff racontaient aux parents Danoff les détails de leur propre mariage. Lioubov essayait de séduire un riche négociant d’Armavir, aux favoris vaporeux et aux bagues massives. M. Minsk-à-Pinsk réclamait à grands cris l’attention générale pour chanter, on ne sait trop pourquoi, les premières mesures de Dieu protège le tsar.
— Que tout le monde se lève, hurlait-il. J’exige le garde-à-vous pour l’hymne impérial.
À ce moment, Tania remarqua que les Arméniennes du bas bout de la table chipaient des fruits et des chocolats, et les fourraient prestement dans les poches amples de leurs robes.
— Regardez-les, Michel, dit la jeune fille.
— Elles font toujours ainsi, dit Michel en riant. Si elles demandaient des chocolats à ma grand-mère, elle ne refuserait pas de leur en donner. Mais elles sont fières, elles préfèrent se servir elles-mêmes !
De temps en temps, les dames quittaient la table pour délacer leur corset. Les hommes passaient à la toilette, et revenaient, rouges, les épaules droites, les cheveux trempés d’eau. Dans la cour des magasins on entendait chanter les gardiens tcherkess, réunis autour d’un bûcher où rôtissait un agneau monté sur broche. Il y eut quelques coups de feu et des rires. À travers les accords de la musique européenne, perçaient les accents monotones de la harpe et des flûtes tcherkess. Une voix grave modulait la complainte du guerrier Ouarida, dont les paroles ne sont que la répétition inlassable d’un même nom sur des rythmes divers :
Ouarida – da – Ouarida
Ouarida – da – Ouarida,
Ouarida, da, da !
Ouarida, Ouarida, da,
Ouarida – da, da !
Tania s’étonnait de ce mélange intime de barbarie et de civilisation. D’un côté, cette maison moderne aux parquets cirés, et, de l’autre, ce troupeau d’Arméniennes sauvages, ces chants primitifs, ces coups de feu. Il lui semblait qu’elle comprenait mieux Michel depuis qu’elle avait pris connaissance de son pays. Elle le regardait, fier et rieur, avec ses cheveux collés, son frac impeccable, son faux col, sa cravate blanche, et, derrière cette silhouette conventionnelle, elle imaginait un autre Michel, en bourka de feutre et en toque d’astrakan, dressé sur des étriers d’argent, et criant à perte de voix dans le vent de la plaine. Elle se pencha vers lui :
— Avez-vous un uniforme tcherkess, Michel ?
— Oui, dit-il. Mais je ne le mets que pour monter à cheval. Soyez tranquille, vous ne me verrez jamais me pavaner devant vous dans ce costume.
— C’est dommage, dit Tania.
— Pourquoi ?
— Parce que je crois que j’aime votre pays.
Michel prit la main de Tania et la porta vivement à ses lèvres.
À minuit, l’orchestre symphonique, épuisé, céda la place à un orchestre tzigane, et la fête continua jusqu’à l’aube.
Vers sept heures du matin, les laquais apportèrent des jus de fruits, du thé de Ceylan, et, pour les Arméniennes du bas bout de la table, du thé kalmouk, mêlé de lait, de sel, de poivre et de beurre frais. Un gardien tcherkess entra, hautain et gêné, dans le grand salon des maîtres, et s’approcha de Michel sur la pointe des pieds.
— Eh bien ! Taou ? demanda Michel.
— Il a rôdé toute la nuit autour de la maison, dit Taou. Il avait un revolver à la ceinture et deux hommes l’accompagnaient. Plusieurs fois, je lui ai crié de partir. Enfin, au petit jour, il a disparu.
— Merci, dit Michel. Tu organiseras un service à la porte jusqu’à la fin des fêtes.
Le Tcherkess se mit à rire doucement.
— Pour le punir, dit-il, j’ai déjà volé une pièce de drap au Grand Bazar du Caucase. Le magasin appartient à quelqu’un de sa famille. Ça lui apprendra !
Tania n’entendait rien. L’émotion et la fatigue lui coupaient les jambes. Elle avait hâte de se retrouver seule avec Michel, mais n’osait lui demander de lever la séance par crainte de paraître impatiente. La famille Danoff avait réservé toute une aile du deuxième étage au jeune couple. Michel ne tarissait pas d’éloges sur l’ameublement des pièces qui leur étaient destinées. Mais une seule de ces pièces intéressait Tania. Elle imaginait avec effroi le moment où son mari fermerait la porte de la chambre, tournerait la clef dans la serrure et s’avancerait vers elle. Oh ! ce bruit de clef dans la serrure ! Que de fois elle y avait songé pendant ses dernières nuits de jeune fille ! Ce petit claquement sec était le signe matériel de la dépendance, de l’esclavage, de la possession. Il exprimait à lui seul que Tania était désormais à la merci d’un homme. Elle ne voulait plus quitter la table, tout à coup. Elle souhaitait demeurer le plus longtemps possible dans cette salle bondée, surchauffée et bruyante. Ces gens dont les bavardages l’ennuyaient jadis, lui paraissaient brusquement autant d’alliés, dont la présence la défendait contre tous les risques de son état. « Pas encore ! Pas encore ! Pourvu qu’il ne me demande pas encore de partir avec lui ! Pourvu qu’il ne se presse pas ! Pourvu qu’il m’oublie un peu !… »